Quelle politique pour changer le rapport de force ?

Dans une interview à l’Humanité fin août, Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT, déclarait : « La question principale de cette rentrée est celle du rapport des forces : il faut le dynamiser, le faire grandir pour qu'émergent des solutions à la crise en termes de changement radical quant à la place et à la reconnaissance du travail dans la société ».
 
La question du rapport de force et de comment le changer est bien évidemment au cœur de la situation.
 
Avec quelle politique les travailleurs peuvent-ils inverser les choses ? Est-ce en demandant « la reconnaissance du travail » dans le cadre du « dialogue social » et du système lui-même ou en combattant clairement la politique menée par les classes dominantes face à leur propre crise ? De là découlent les voies et les moyens de la lutte à mener face au patronat et au gouvernement.
 
Dans la même interview, Maryse Dumas critiquait « quelques actions, très peu nombreuses, jouent avec le feu. Les salariés ont intégré la médiatisation comme un élément de popularisation des luttes. D'où la recherche de formes « sensationnelles » pour attirer les médias. D'où l'appel, quelquefois, à la présence de personnalités, syndicales ou politiques, censées intéresser la télé ».
 
Voilà  une critique choquante des salariés qui se battent dans des conditions difficiles et de ceux qui les soutiennent. D’autant que les directions des grandes confédérations n’ont pris aucune initiative pour faire converger les luttes contre les licenciements de ces derniers mois. N’y a-t-il pas là au contraire l’occasion de s’interroger sur la politique des directions syndicales prisonnières du système ?
 
Dans cette période de crise profonde, où les financiers et les patrons cherchent à maintenir leur taux de profit sur le dos de l’immense majorité, le seul moyen de ne pas payer leur crise passe par le changement du rapport de force pour imposer des mesures autoritaires aux capitalistes. Cela signifie développer une politique pour la convergence des luttes et leur généralisation, y compris en utilisant les élections pour œuvrer à l’unité des travailleurs et de leurs organisations autour d’un programme d’urgence face à la crise, faire élire aussi des femmes et des hommes qui en soient les représentants.  
 
 
La politique du patronat et de l’Etat aggrave leur propre crise
 
Depuis cet été, une campagne s’orchestre sur le thème de « préparer la sortie de crise », comme si le redémarrage de la Bourse signifiait le redémarrage de l’économie.
 
Effectivement, le CAC40 a progressé de 13,5 % depuis le 1er janvier 2009, mais uniquement sur la base de l’argent public qui a été injecté en masse pour sauver la finance et aussi sur celle des plans de licenciements et du recul des investissements. L’INSEE prévoit même un recul de 23 % des investissements dans l’industrie manufacturière en France sur 2009 !
 
Comme le dit un directeur de Natixis : « les liquidités mondiales sont extrêmement abondantes. Elles peuvent être utilisées pour acheter des actifs, dont des actions, en faire monter le prix, indépendamment des fondamentaux. Il s'agit d'une logique de bulle ». En fait, la politique des gouvernements de subventionner à fonds perdus les marchés financiers aggrave encore plus la crise, en amplifiant le décalage entre la spéculation sur les actions et la valeur réelle des entreprises.
 
Le scandale des bonus payés aux traders et aux dirigeants des grandes banques montre bien comment la spéculation repart de plus belle grâce à l’argent public. Aux Etats-Unis, les cinq premiers dirigeants des 20 banques renflouées par le contribuable américain auraient à eux seuls perçu un total de  3,2 milliards de dollars sur trois ans ! Mais les banques françaises ne sont pas en reste, comme la BNP  qui prévoyait de provisionner 1 milliard d’euros de bonus pour ses traders sur le premier semestre 2009 après avoir réalisé 3,2 milliards de bénéfices sur la même période ! Et tout ça après avoir bénéficié d’une aide de l’Etat de 5,1 milliards !
 
La seule politique des classes possédantes et des Etats à leur service face à leur crise, c’est la relance des profits à tout prix, de la spéculation, en faisant payer la facture aux travailleurs et à la population. Les chiffres du chômage continuent d’augmenter avec les licenciements : 10 700 chômeurs supplémentaires en juillet, soit une augmentation de 25,6 % sur un an.
 
Par leur politique de soutien inconditionnel de la finance, les Etats entretiennent le chômage tout en créant les conditions d’un nouveau krach. Affirmer les exigences du monde du travail, face aux licenciements et face aux baisses de salaires et de niveau de vie est une nécessité d’autant plus légitime que tout cet argent qui se joue au casino boursier est un facteur d’aggravation de la crise.  
 
 
Derrière le bluff et les proclamations, le règne de la pensée unique
 
Dans une telle situation, un basculement s’opère dans l’opinion. Le bluff de Sarkozy qui tente de poser au « moralisateur » du capitalisme ne suffit pas à cacher que toute sa politique consiste à arroser les banques et à faire de nouveaux cadeaux au patronat comme l’allègement de la taxe professionnelle qui va représenter 6 à 8 milliards d’euros.
 
Il tente de donner le change sur le scandale des bonus, car comment faire payer les milliards injectés dans le sauvetage des banques par la population, par les attaques dans les services publics, les baisses de budgets sociaux, si les banquiers étalent encore plus de fric ?
 
Du coup, il en fait trop, jusqu’à nommer Camdessus, ancien patron du FMI, « tsar des rémunérations », pour surveiller les banques. Ce dernier le dit lui-même, « Plus qu'un pouvoir de sanctions, j'aurai un pouvoir de recommandations et d'initiative »... Un joli titre pour pas grand-chose !
 
Par contre, pour ce qui est de la population, les mauvais coups se préparent pour lui faire payer la facture : taxe carbone, retraites, forfait hospitalier, réductions massives d’effectifs dans les services publics, etc.
 
Dans ce climat, même le PS, plongé dans ses calculs sur les primaires, les règlements de compte et les tricheries, semble se ressaisir un peu…
 
Aubry interpelle Sarkozy sur le thème « tout continue comme avant ». Cherchant à se démarquer de la droite, elle appelle à un « new deal »… c’est-à-dire à l’intervention de l’Etat au service du système lui-même et des capitalistes. Les mesures qu’elle annonce ne sont pas bien nouvelles, comme par exemple la présence d'un représentant de l'Etat aux conseils d'administration des banques ayant reçu des aides publiques… Comme si les hauts fonctionnaires ou même des ministres n’avaient pas déjà mille liens bien solides avec les conseils d’administration des grandes entreprises !
 
Pour tenter de gauchir son langage et face à la pression des luttes de ces derniers mois contre les licenciements, elle parle de « mise sous tutelle du tribunal de grande instance des entreprises qui  profitent de la crise pour transférer leur activité à l'étranger ». Ce qui n’inquiète pas Parisot qui répond que c’est « à cent lieues du fonctionnement réel de la justice, comme de l'entreprise » ! Elle sait bien que la propriété privée reste sacrée pour les tribunaux et l’Etat.
 
Mais sur le fond, si avec les échéances des régionales les discours cherchent à sonner différemment, la politique reste la même. Les partis institutionnels de droite et de gauche défendent l’intervention de l’Etat pour sauver le capitalisme et l’ensemble du système.
 
Le méli-mélo de la taxe carbone révèle d’ailleurs à quel point tous sont dominés par leur volonté de défendre l’économie de marché. Les mêmes qui la justifiaient hier ouvertement, la combattent aujourd’hui en paroles devant le mécontentement provoqué par ce nouvel impôt, tout en continuant de la justifier dans les faits, en s’alignant quant au fond sur la politique de Sarkozy qui, au nom de l’écologie, voudrait alléger les impôts sur les entreprises en taxant plus la population. Quelle révolution historique !  
 
 
Les directions syndicales prises au piège du dialogue social
 
Engluées dans le « dialogue social », les confédérations syndicales se retrouvent piégées. Au lieu de dénoncer clairement la politique du gouvernement et du patronat, de préparer consciemment l’affrontement avec le pouvoir en s’appuyant sur les luttes et en leur donnant une perspective, elles continuent de maintenir cette illusion du « dialogue ».
 
Cela s’est particulièrement vu ces six derniers mois : des journées de mobilisation suffisamment éloignées pour ne pas faire de jonction avec les entreprises en grève face aux licenciements et une plate-forme compatible avec le dialogue social.
 
Ainsi, le « fond social d’investissement » mis en avant par la CFDT a été repris par le gouvernement, dans le but d’étouffer la mobilisation. Et Sarkozy, annonçant l’organisation d’Etats-généraux de l’industrie, n’a pas manqué d’en attribuer l’idée à la CGT…
 
Lors du meeting de rentrée de la CGT, Thibault s’en est expliqué : « Nicolas Sarkozy est le premier à savoir qu’on ne roule pas la CGT dans la farine. Si les Etats-Généraux ne sont qu’un exercice de communication, nous serons là pour dénoncer la manœuvre. Mais si nous gagnons une opportunité de faire avancer nos idées, nous ne devons pas la laisser passer, les salariés ne le comprendraient pas. Pour ce faire, bien sûr, il faut le rapport de force et la manifestation du 22 octobre n’en prend que plus d’importance ».
 
Comme si le gouvernement n’avait pas une politique clairement anti-ouvrière ! Comme si l’enjeu des mobilisations à venir était de se plier au calendrier de Sarkozy et de ses Etats-généraux bidons ! Ce faisant, les directions syndicales laissent l’initiative à Sarkozy au lieu de renforcer la révolte vis-à-vis du pouvoir et de lui donner une perspective d’ensemble.
 
Dominés par leurs intérêts d’appareils, renforcés par les conséquences de la loi sur la représentativité, les directions des grandes confédérations ne conçoivent le « rapport de force » que comme une force d’appoint au « dialogue social », se contentant de demander « la reconnaissance du travail » quand les classes dominantes n’ont d’autre politique que de faire payer leur crise à l’ensemble du monde du travail.
 
Mais la situation sociale et les luttes de ces derniers mois changent la donne. La rupture s’approfondit avec les appareils, c'est-à-dire ceux qui font passer les intérêts de leur propre organisation avant ceux de l’ensemble des travailleurs, avant les intérêts généraux du mouvement.
 
Durant l’été, les luttes ont continué, en particulier face aux licenciements. Des équipes syndicales et de travailleurs ont cherché à nouer des liens, à construire des convergences par en bas comme lors de la manifestation des New Fabris à Châtellerault ou pour soutenir les Conti ou les Molex, alors qu’au niveau des grandes confédérations aucune initiative n’était prise depuis des mois pour la convergence des luttes. La rencontre d’équipes syndicales le 5 septembre à Blanquefort à l’initiative de militants de Ford, la manifestation du 17 septembre impulsée par les salariés de l’automobile, tout cela va dans le sens de construire ce rapport de force indispensable pour le monde du travail.
 
C’est une des tâches essentielles de l’heure : construire patiemment, méthodiquement, au cœur même des mobilisations et des luttes, des liens démocratiques entre toutes celles et ceux qui pensent la défense de leurs propres intérêts comme une lutte collective. 
 
 
Affirmer dans le débat politique, sur tous les terrains, les exigences du monde du travail
 
La construction de ce rapport de force n’est pas qu’une question « syndicale ». Elle est une question politique posant la question du rapport de force entre le pouvoir et les travailleurs. C’est bien pourquoi il est tout à fait légitime que les forces politiques qui prétendent à la défense de la population s’en emparent pour porter, y compris dans les élections, les exigences du monde du travail face à la crise du système capitaliste.
 
Face aux licenciements, la question n’est pas de réclamer un bon plan industriel à l’Etat sans remettre en cause le droit des patrons à faire ce qu’ils veulent. Cette politique ne peut conduire qu’à de nouvelles subventions publiques au patronat au nom de l’emploi…, politique que tous les gouvernements de droite et de gauche ont mené depuis des années.
 
En partant de la dénonciation de la politique des classes dominantes face à leur propre crise, il nous faut affirmer la défense des emplois, l’interdiction des licenciements, mais aussi défendre le partage du travail entre tous. S’il y a moins de travail dans une usine, partageons-le. Que les patrons prennent sur leur capital accumulé pour maintenir les emplois, mais ce n’est pas aux travailleurs de payer leur crise !
 
Démontrer que les intérêts du plus grand nombre sont directement opposés à ceux de la minorité qui dirige, défendre une politique répondant aux besoins du plus grand nombre, contribuer à unir les classes populaires, voilà la politique qu’il nous faut défendre sur tous les terrains, syndicaux, associatifs, municipaux, partout où c’est possible. 
 
 
Convergence des luttes et unité politique
 
Développer une telle politique, tenter d’y associer les autres forces, travailler à l’unité est indispensable si l’on ne veut pas en rester à l’incantation sur la nécessaire convergence des luttes. Loin des calculs d’appareil, nous voulons agir dans l’intérêt général du mouvement. Cela veut dire, plus que de dénoncer les autres, proposer, soumettre à la discussion publique une politique pour l’ensemble du mouvement. Les anticapitalistes ne possèdent ni la vérité ni la pierre philosophale de la lutte de classe. Ils partent des rapports de force réels pour agir concrètement dans le sens des intérêts généraux des mobilisations. C’est bien pourquoi, dans le débat qui s’ouvre pour les élections régionales, nous voulons porter la question de la politique nécessaire pour changer le rapport de force dans l’espoir de dégager des convergences suffisamment fortes pour regrouper antilibéraux et anticapitalistes, par delà les divergences, afin  de porter, ensemble, les exigences populaires. Cela implique bien sûr de choisir entre les combines électorales et parlementaires pour le pouvoir et la fidélité aux intérêts des classes populaires.
 
Le PC et même le PG avancent qu’il faut une gauche « majoritaire ». C'est même pour Buffet l'enjeu des élections régionales : « Quand je dis toutes les forces de gauche, je n'élimine ni le NPA ni le Parti socialiste »… Alors que dans le même temps ce dernier discute de s’allier avec le Modem...
 
A quoi peut servir la gauche « majoritaire », c’est-à-dire derrière le PS, si la seule politique qu’elle a à proposer est la gestion du système, voire la cogestion avec la droite ou une partie de la droite dans la plupart des institutions ? Depuis les dernières régionales, le PS était majoritaire dans 20 régions sur 22. Cela aurait pu être un point d’appui important pour contester la politique du gouvernement, mais force est de constater qu’il y défend les mêmes orientations que la droite sur les privatisations, les subventions au patronat, etc., autrement dit qu’il gère avec fidélité les affaires des capitalistes. 
 
Et, en cette rentrée, le besoin de l’unité des forces qui sont à la gauche du PS est d’autant plus important qu’il s’agit de regrouper, de mobiliser toutes celles et ceux qui ne se plient pas à l’idéologie et à la propagande libérale pour répondre politiquement tant à l’offensive de la droite qu’à l'alignement du PS et des verts. Oui, il faut construire un front pour combattre sur tous les terrains, dont les élections, la politique libérale quelle que soit la forme (réactionnaire, sociale, verte…) sous laquelle elle se présente et dont Sarkozy se voudrait la synthèse.
 
Pour les élections régionales, cela implique une totale indépendance vis-à-vis du PS et des Verts comme des institutions et des combinaisons parlementaires. Un programme électoral qui ne soit pas un catalogue de promesses électorales adaptées au terrain institutionnel, mais un programme cherchant à unifier les luttes, à leur donner confiance, à renforcer l’idée que c’est par l’intervention démocratique et directe des travailleurs, de la population, que nous pourrons inverser le rapport de force.
 
Denis Seillat