Subordonner les élections... à une stratégie anticapitaliste - Contribution de Denis Godard, animateur de la revue Que Faire ?
Le champ électoral est un
terrain de la lutte politique où les anticapitalistes doivent
aller, sans hésiter, porter le fer. Je commencerai par
expliquer mon opposition à la formulation proposée par des
camarades selon laquelle il faudrait "subordonner les
élections à la lutte de classe". Cette formulation
sonne, a priori, comme une évidence pour un parti qui dénonce
les institutions. Mais il faut se méfier des évidences dans
une société divisée en classes. Nous sommes par exemple contre
la violence, pour une société sans violence. Nous n'en
rejetons pourtant pas le principe dans notre lutte contre
l'ordre dominant.
Les combats électoraux et
leurs résultats ne sont pas extérieurs à la lutte de classe.
Ils en font partie intégrante. Dans sa campagne présidentielle
Nicolas Sarkozy n'a pas manié la démagogie la plus facile. Il
a utilisé les élections pour mener une véritable bataille
idéologique. Le résultat des élections pèse sur les conditions
dans lesquelles se mènent les batailles locales comme
nationales. Qui pourrait prétendre qu'une victoire de la
droite ou de la gauche lors d'élections ne modifient en rien
les conditions de la lutte ? Qui pourrait dire que la percée
d'Olivier Besancenot au niveau électoral n'a eu aucune
conséquence sur la suite ?
Pour reprendre Marx, s'il est
vrai que les hommes font l'histoire, ils ne la font pas dans
des conditions choisies par eux seuls. Surtout quand on parle
de l'histoire des dominés. Les conditions de la lutte de
classe sont déjà une expression de celle-ci : l'importance que
prend l'arène parlementaire est ainsi en partie l'expression
de la faiblesse actuelle du potentiel directement
révolutionnaire de la majorité de la population. Dans ces
conditions "subordonner les élections à la lutte de classe"
peut très vite revenir à prendre ses désirs pour la réalité.
Quand la ligne droite vers notre objectif est bouchée on peut
s'asseoir et attendre un miracle ou se frapper la tête contre
le mur. Qui veut atteindre le but accepte de prendre des voies
détournées.
La lutte de classe est une
lutte globale qui se décline sur plusieurs terrains. Un des
premiers théoriciens du réformisme, l'allemand Bernstein
expliquait que le mouvement (les réformes) est tout et que le
but final n'est rien s'attirant une réponse cinglante de Rosa
Luxemburg : "la réforme légale et la révolution ne sont pas
des méthodes différentes de progrès historique que l'on
pourrait choisir à volonté comme on choisirait des saucisses
chaudes ou des viandes froides au buffet, mais des facteurs
différents de l'évolution de la société de classe, qui se
conditionnent et se complètent réciproquement." Ce qui
est absolument juste est le refus de subordonner le
développement d'une perspective anticapitaliste à un résultat
électoral (= électoralisme), de subordonner notre intervention
dans les luttes aux positions acquises dans les institutions.
Rifondazione a ainsi tué la gauche radicale italienne
en contredisant sa position d'opposition à la guerre pour ne
pas faire tomber le gouvernement dans lequel il était
impliqué.
Le parlement élu (et ses
déclinaisons locales) est bien sûr un voile qui vise à masquer
la nature de classe de l'Etat. Le communiste italien Antonio
Gramsci écrivait en 1919 : "Le Parlement est un organe de
libre concurrence. En y gagnant la majorité absolue, la
classe propriétaire donne l'illusion à la multitude informe
des individus, que les intérêts des coffres-forts
s'identifient aux intérêts de la majorité populaire. Puisque
cette majorité bourgeoise est divisée en partis qui luttent
entre eux pour apporter une solution plutôt qu'une autre aux
problèmes inhérents au régime de propriété privée, on donne
l'illusion que ce dernier ne doit pas être remis en
question, mais qu'il s'agit tout simplement de la forme
extérieure de cette institution et de l'ensemble des
rapports qui en forment la superstructure."
Mais, sans jamais cesser
d'être une illusion, l'illusion démocratique devient une force
matérielle en participant à construire le consentement des
dominés à leur domination. A tel point que, quand la classe
dirigeante française a dû se défaire du parlement élu pour des
méthodes de gestion du pouvoir plus directes (les pleins
pouvoirs à Pétain en 1940 ou à De Gaulle en 1958), c'est au
parlement lui-même qu'on a fait voté sa propre destitution !
Si la majorité de la
population accepte d'identifier la démocratie au choix fait
individuellement (dans l'isoloir !) entre des politiciens
professionnels sur lesquels elle n'a aucun contrôle c'est
parce qu'elle n'a elle-même pas conscience de son pouvoir
potentiel.
Notre tâche est à la fois
d'arracher le voile aux yeux de toute la société et que les
travailleurs fassent l'expérience concrète de leur propre
pouvoir. Gramsci en concluait que "les socialistes veulent
envoyer beaucoup de militants au Parlement pour rompre
l'enchantement de la "souveraineté" populaire". Pour
cela le rôle des socialistes devait être d'obliger, au
parlement, les partis de la bourgeoisie à s'unir face au parti
des travailleurs et gagner à la révolution les plus vastes
couches de la population "de ceux qui sont engourdis, de
ceux qui croient encore possible de sortir de la terrible
crise économique et morale dans laquelle la guerre a plongé
la nation, par de petites modifications de forme, par un
léger remplacement du parti au gouvernement.".
Notre critique du
parlementarisme signifie que nous utilisons les élections
d'une manière qui vise à en saper les fondements et aide à
construire une autre voie. Pour cela notre principe doit être
de subordonner les élections... à une stratégie
anticapitaliste.
Nous visons à renforcer tout
ce qui donne à notre classe plus de conscience de sa
situation, plus de confiance dans ses propres forces, plus
d'organisation. Ou comme l'exprimait en négatif Trotsky dans
une période qui n'incitait pas à l'optimisme : "Quand nous
disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour
nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d'entre ses
moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent
une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui
tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre
concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en
elles-mêmes et leur organisation en y substituant
l'adoration des "chefs". Par-dessous tout,
irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la
servilité à l'égard de la bourgeoisie et la hauteur à
l'égard des travailleurs".
Dans la période actuelle
marquée d'une part par des fronts de luttes nombreux et de
l'autre par la crise du mouvement ouvrier traditionnel, de ses
directions mais aussi de ses organisations, notre orientation
doit viser à favoriser tout ce qui permet de renconstruire ce
mouvement et ses organisations sur des bases de confrontation
avec la classe dirigeante, en combinant pour cela luttes et
campagnes électorales. Nous défendons dans les luttes des
formes d'organisation autogérées, le refus de se placer sur le
terrain de la nécessaire compétitivité, la mise en avant des
besoins de la population, la thématique du contrôle (des
travailleurs sur le fonctionnement de leur entreprise, des
habitants sur le fonctionnement de leur quartier). Nous
défendons dans les élections un programme qui relaie les
revendications des luttes et les politise c'est-à-dire qui
généralise une revendication particulière en un mot d'ordre
national. Par exemple de l'opposition à la fermeture d'une
usine on passe à l'interdiction des licenciements.
La campagne électorale qui
vise à faire élire des représentant-e-s au sein des
institutions capitalistes doit être utilisée comme un des
moyens de faire émerger une culture "populaire" et des formes
d'organisation qui tendent à être déjà potentiellement la
négation de ces institutions. Là où les partis institutionnels
organisent des messes pour faire acclamer leurs chefs nos
meetings doivent rassembler et donner la parole à ceux et
celles qui luttent. Là où les candidats des partis
institutionnels viennent localement recueillir les doléances
de leurs "clients", dans les quartiers, les entreprises notre
campagne doit être conçue de manière à devenir un point
d'appui pour réunir ceux et celles qui veulent se battre ou se
battent déjà pour se coordonner, discuter et converger. Nos
candidat-e-s devraient s'engager s'ils et elles sont élus à
utiliser les moyens institutionnels pour organiser des
assemblées locales régulières où seraient non seulement
rapportées les positions exprimées au sein des institutions
mais aussi discutées nos revendications et les moyens de les
imposer.
Sur ces bases des alliances
sont peut-être possibles dans les élections y compris avec des
"réformistes conséquents". Si c'est le cas, elles
seront alors souhaitables. Car en l'absence d'une classe qui
s'organise largement en tant que classe et qui se donne la
capacité de tester les directions qui lui sont proposées, même
une période de lutte généralisée peut être à nouveau canalisée
par le maintien de l'illusion de la démocratie parlementaire.
Comme l'expérience de mai 68 l'a démontré.
Denis
Godard