Le tournant grec

Une nouvelle grève générale a paralysé la Grèce jeudi 11 mars, et toute notre solidarité va aux dizaines de milliers de manifestants qui sont descendus dans les rues de plusieurs villes crier leur refus du nouveau plan d'austérité annoncé par le premier ministre, Papandréou, pour "rassurer les marchés" et répondre aux exigences des gouvernants de l'Union européenne.
 
Invoquant la nécessité d’économiser 4,8 milliards d'euros et de ramener le déficit public de 12 % à 8 % du PIB, ce plan est une attaque d'une ampleur sans précédent que le gouvernement socialiste grec, élu il y a quelques mois sur la promesse qu'il ferait payer la crise à ses véritables responsables, aux plus riches, porte aujourd'hui contre les travailleurs et la population.
 
Parmi les mesures les plus iniques, l'augmentation de la TVA de 19 à 21% est sensée dégager un supplément fiscal de 1,4 milliards d'euros, au prix d'une augmentation des denrées les plus indispensables. A cela s'ajoutent une réduction de 10 % du salaire des fonctionnaires, une augmentation de la taxe sur le carburant, du prix des cigarettes et de l'alcool, un gel des retraites, une réduction des primes de vacances versées aux fonctionnaires...
 
Quand l'Union européenne "soutient" Papandréou... contre la population grecque
 
Merkel et Sarkozy ont félicité Papandréou et l'ont assuré de tout leur soutien. Les institutions européennes ont fait de même : “Grâce à un plan très ambitieux et des mesures de consolidation fiscale, la Grèce est maintenant sur les rails pour atteindre l’objectif de 4 % de déficit en moins”... (Olli Rehn, Commissaire européen aux affaires économiques et monétaires).
 
Depuis le début de la crise grecque, les dirigeants de l'Union européenne, en lui refusant toute aide financière ont fait pression sur Papandréou pour que ce soit la population grecque qui paye la facture.
 
Cette pression semble s'être un peu relâchée ce début de semaine. Lors d'une réunion de l'Eurogroupe (réunion des ministres des finances de la zone euro), la mise en place d'un "plan" pour aider financièrement la Grèce a été discutée. Pas question, bien entendu, de s'en prendre aux racines du mal, autrement dit à la dette elle-même et aux mécanismes spéculatifs qui s'en nourrissent. Tout ce qui est sorti de l'Eurogroupe, c'est l'éventualité, si la Grèce le demande, de prêts bilatéraux : tel ou tel Etat pourrait emprunter pour lui prêter de l'argent...
 
Cela peut réduire certes quelque peu les taux d'intérêts que la Grèce est obligée de payer pour sa dette. Mais cela ne change rien sur le fond. Elle reste enfermée dans la spirale sans fin de la dette : emprunter toujours plus pour pouvoir faire face aux échéances. Et continuer à faire payer aux travailleurs et à la population une facture de plus en plus lourde...
 
L’abandon des finances publiques aux banques
 
La propagande d'Etat des pays les plus riches d'Europe tente de faire passer la crise grecque pour la conséquence d'une politique "laxiste", de façon parfois nauséabonde. Tel ce mot d'un député libéral allemand, justifiant les réticences de l'Etat allemand à accorder une aide financière à la Grèce : " on n’aide pas un alcoolique en lui donnant encore une nouvelle bouteille d’eau de vie "...
 
Mais ces propos méprisants et xénophobes ne peuvent masquer la réalité : la situation désastreuse des finances publiques grecques trouve ses origines, comme celle des autres pays européens, dans la politique menée depuis des décennies par les gouvernements pour transférer, à travers les caisses de l'Etat, toujours plus d'argent des poches des travailleurs et de la population dans les coffres des financiers.
 
Ce phénomène s'est accéléré avec la crise, par les milliards dépensés par les Etats pour "secourir" le système financier. Et alors que les banques se sont refaites une santé sur les fonds publics, elles jouent maintenant une partie de cet argent en spéculant sur la dette des Etats les plus fragiles, leur imposant, pour se procurer les sommes dont ils ont besoin, des taux d'intérêts d'autant plus exorbitants. C'est ainsi que la Grèce doit payer des intérêts à 6 % là où les marchés n'en exigent que 3 % de l'Allemagne.
 
Le résultat est que la Grèce, prise dans un cercle vicieux, se trouve condamnée à lancer un nouvel emprunt de 53 milliards d'euros en 2010, dont 20 milliards serviront dès avril et mai, à assurer le refinancement de sa dette.
 
Si l'on en croit les dirigeants de l'Union européenne, le "plan très ambitieux" de Papandréou devrait suffire à restaurer un certain niveau de confiance des spéculateurs, et du même coup, réduire l'importance de leurs attaques. Mais rien n'est moins sûr, comme l'avoue implicitement Jean-Claude Juncker, président de l'Eurogroupe, à la sortie de la réunion de lundi : " Si nous devions avoir l'impression que les marchés ne réagissent pas de façon adéquate (aux mesures d'austérité grecques), nous agirions. Mais nous pensons que cela ne sera pas nécessaire "... 
 
Comme si le fait de fournir des "garanties de paiement", que cela vienne de la politique d'austérité que Papandréou veut imposer à la population ou de la promesse d'un "plan" de l'Eurogroupe n'était pas, tout au contraire, un encouragement donné aux spéculateurs, un garantie, par les Etats les plus riches d'Europe, qu'ils peuvent impunément continuer à prélever leur dîme, sans craindre de tout perdre dans la faillite de leurs débiteurs !
 
Une manne pour les spéculateurs, avec la bénédiction des Etats
 
Et de fait, il n'est pas question, pour les gouvernements, de remettre en cause les intérêts de ceux qui se cachent derrière les "marchés obligataires", ni de freiner un tant soit peu leurs appétits. Pourtant, les spéculateurs qui vampirisent la Grèce sont bien connus : si la banque américaine Goldman Sachs est en tête de peloton, une bonne part des 227 milliards d’euros de la dette grecque est détenue par les banques françaises et allemandes, dont la Dresdner Bank et le Crédit Agricole qui se partagent à eux deux 30 % du total...
 
La dette de la Grèce, avec ses 227 milliards d'euros, n'est que la partie émergée de l'iceberg. La dette de la France dépasse 1 500 milliards d'euros. Les sept pays du G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Canada et Italie) cumulent 22 000 milliards d'euros de dettes, dont 12 000 milliards pour les seuls Etats-Unis. Et si la dette grecque est de l'ordre de 120 % du PIB, les pays du G20, pour lesquels ce rapport dépassera cette année, en moyenne, 100 %, ne sont guère mieux lotis...
 
La dette publique constitue, pour le capitalisme financier, un moyen garanti de s'assurer des profits réguliers, aux frais de l'Etat. A charge, pour ce dernier, de se procurer les ressources nécessaires à faire face aux échéances par les "économies sur l'Etat", la casse des services publics, et les impôts et taxes de toute sorte qui frappent les populations laborieuses, tandis que les plus riches disposent d'une multitude de combines pour s'en protéger. En France, en 2008, alors que la dette était de l'ordre de 1350 milliards, 54,6 milliards d'euros ont été payés en intérêts. Une somme équivalente aux sommes perçues par l'Etat au titre de l'impôt sur le revenu, qui est passée, par la magie de la dette publique, de la poche des contribuables dans celle des créanciers des administrations publiques ! Et cette dette ne cesse d’augmenter par le simple jeu des intérêts.
 
A cette extorsion directe d'une part toujours plus grande des richesses des pays, s'ajoute la spéculation sur ce que l'on appelle des "produits dérivés", dont les CDS (crédits défault swaps), sorte d'assurance contre les risques de non paiement des dettes. Les financiers qui spéculent sur la dette des Etats s'assurent contre les risques de faillite ; les CDS qui en résultent font à leur tour l'objet d'une spéculation effrénée, l'occasion de faire très vite "de l'argent" pour peu qu'on les achète à bas prix et qu'on puisse les revendre plus cher, au gré des rumeurs sur la santé des finances publiques... Derrière ces CDS, on trouve les hedge funds, fonds d'investissements à risque spécialisés dans la spéculation sur les "titres douteux"... Et derrière ces fonds spéculatifs, à nouveau, les grandes banques, dont, en bonne place, Goldman Sachs...
 
Tout le mécano spéculatif qui avait préparé l'effondrement financier consécutif à la crise des subprimes en 2007 est à l'oeuvre aujourd'hui, cette fois sur la dette des Etats, et prépare une nouvelle bulle qui fait craindre un nouvel effondrement financier, une " troisième crise, la vraie ", comme l'écrit les Echos.
 
Un tournant dans la crise...
 
On peut le mesurer, la Grèce, avec un déficit somme toute réduit relativement à celui des pays les plus riches, est loin d'être, comme l'en accusent les dirigeants de l'Union européenne, la menace centrale de l'équilibre de l'Europe et de la santé de l'euro.
 
La crise grecque est un symptôme, une première alerte. Elle marque un tournant dans la crise globalisée. La politique menée par la bourgeoisie et ses Etats pour "sauver" les banques de la crise de la "dette privée" qui a éclaté en 2007, débouche maintenant sur une crise de la "dette publique" qui, après la Grèce et les pays les plus fragiles, menace l'Europe dans son ensemble, et risque de s'étendre à d’autres pays de la planète.
 
Ce tournant dans la crise est aussi le signal d'une nouvelle offensive contre les travailleurs et les peuples. La politique défendue face à la crise grecque par les dirigeants européens, Merkel et Sarkozy en tête, en est une indication claire. L'Europe des pays riches, qui a distribué des milliers de milliards aux banques, aurait pu, sans aggraver outre mesure sa situation financière, mettre un terme aux attaques spéculatives contre la Grèce, mais aussi contre l'euro, en prenant à sa charge une partie de la dette grecque. Elle a choisi d'exiger de Papandréou qu'il tire ses ressources d'une nouvelle offensive contre les travailleurs et la population de son propre pays.
 
Les bourgeoisies européennes, confrontées à un nouveau développement de leur crise, ont décidé de mener une nouvelle offensive contre la classe ouvrière. Le premier épisode de cette offensive se joue en Grèce, mais elle se prépare partout en Europe. Des plans d'austérité similaires a ceux de Papandréou ont été annoncés en Espagne, au Portugal... En France, cette offensive prend la forme d'une nouvelle attaque contre les retraites...
 
C'est l’accentuation d'une politique pratiquée depuis des années, dans tous les pays. Une politique qui, en réduisant le pouvoir d'achat global de la population, a conduit à la récession chronique et à la crise. Et qui va forcément, en Grèce, en Espagne, au Portugal, comme dans tous les autres pays, peser d'autant sur les perspectives de reprise économique.
 
Face aux difficultés qui s'accumulent, il est clair que l'Union européenne n'apporte aucune réponse du point de vue des peuples. Elle essaie d'être une issue pour la bourgeoisie, mais c'est une issue qui génère une crise permanente, accentuée par la crise des Etats.
 
Ce début de semaine, la ministre du budget, Lagarde, demandait au gouvernement allemand d'utiliser les ressources dont il dispose, du fait d'une balance commerciale excédentaire, pour réorienter sa politique économique, afin de favoriser la "demande intérieure", et donner ainsi un débouché commercial aux produits des autres pays européens... Merkel y a répondu de façon musclée et arrogante : "nous n'allons pas abandonner nos atouts au prétexte que nos produits sont peut-être plus demandés que ceux d'autres pays". Invitant avec arrogance les autres pays à"s'aligner sur les Etats membres les plus rapides et les meilleurs, pas sur les plus faibles", elle n'hésitait pas à souhaiter "une disposition dans le traité [UE] qui permette, en dernier recours, d'exclure un pays de la zone euro si les conditions ne sont pas remplies de façon répétée sur le long terme"...
 
... qui exacerbe les contradictions
 
Ainsi, la crise grecque met en évidence la fragilité de l'Europe des capitalistes. L'Euro, monnaie sans Etat central, n'a aucun moyen institutionnel de lutter contre les attaques spéculatives qui le frappent tout comme elles frappent les "maillons faibles" de l'économie européenne. La concurrence, les divergences d'intérêt entre les bourgeoisies nationales s'opposent aux convergences politiques nécessaires à la mise en oeuvre de solutions communes face à la crise. Les différentes bourgeoisies européenne sont prises dans un dilemme, ou payer collectivement pour assurer la cohésion de l'Europe, en compensant, au moins partiellement, l'hétérogénéité économique des pays qui la composent, ou payer la facture, certainement bien plus lourde, d'une dislocation de l'Europe, du retour de la monnaie unique aux monnaies nationales... A moins que les interventions de Merkel, répondant à Lagarde et menaçant la Grèce, ne soient l'expression d'une troisième voie, celle d'une cohésion contrainte et forcée de l'Europe sous la houlette de l'Allemagne, présentée comme la seule force capable d'éviter, ou du moins de limiter l'éclatement.
 
Quoiqu'il en soit, les gouvernements des pays les plus riches, en particulier allemands et français, doivent en permanence concilier la préservation des intérêts immédiats de leur propre bourgeoisie et les perspectives du maintien de la cohésion de l'Europe et de sa monnaie. C'est une condition nécessaire, à défaut d'être suffisante, pour faire un minimum face à la concurrence des Etats-Unis et de la Chine.
 
Mais s'ils ont du mal à y parvenir, il y a au moins un point sur lequel ils s'entendent comme larrons en foire : celui de nous faire payer la crise en lançant une nouvelle offensive, dans toute l'Europe, contre les populations.
 
... et à laquelle seuls les travailleurs et les peuples sont en mesure de répondre
 
A cette offensive, il faut opposer une autre politique, celle de la défense des intérêts des travailleurs et des classes populaires. Les travailleurs Grecs, en descendant dans la rue pour dire leur refus des attaques dont ils sont l'objet, montrent la seule réponse possible.
 
Ce combat pour la satisfaction de leurs exigences les plus légitimes débouche sur la question du pouvoir. En élisant massivement, il y quelques mois, le PASOK de Papandréou, une partie de la population grecque pensait amener au pouvoir un parti qui pourrait constituer un rempart contre les effets de la crise. Ce "rempart" révèle maintenant sa véritable nature, en agissant avec une brutalité sans précédent, au service des financiers, contre la population. Il est clair aujourd'hui que seules, les luttes des travailleurs, leur organisation, peuvent non seulement mettre un coup d'arrêt aux attaques, mais aussi imposer des mesures qui s'en prennent réellement à la racine du mal, en nationalisant les banques, et en annulant la dette publique, c'est-à-dire en refusant de verser les intérêts de la dette à ceux qui spéculent sur les fonds publics, sur les besoins les plus élémentaires de la population.
 
A travers ces luttes, à travers l'organisation démocratique de population et des travailleurs, se construit le seul pouvoir capable de mettre un terme à celui de la bourgeoisie et de ses serviteurs, un gouvernement des travailleurs et de leurs organisations.
 
Un tel Etat permettrait à la population de contrôler l’usage des fonds publics, de décider démocratiquement de leur utilisation, en fonction de ses besoins réels. Et il s’adresserait aux peuples d’Europe pour construire une solidarité des travailleurs contre la solidarité des rapaces.
 
Daniel Minvielle