« Après
cinq jours très intenses, avec 35 exposés faits par autant
de spécialistes, on peut dire que l'objectif a été
atteint. La paix entre la création et l’évolution apparaît
plus solide aujourd’hui », ont ainsi résumé ses
organisateurs le colloque du Vatican qui s’est tenu en mars
dernier à l’occasion de l’anniversaire de la sortie de L’Origine
des espèces de Darwin. Depuis que l’Eglise a été
obligée d’accepter la théorie de l’évolution en… 1996, les
jésuites de toutes obédiences déploient des trésors
d’énergie pour tenter de concilier le diable et le bon dieu,
le ciel et la terre ou, au moins, trouver un compromis
honorable entre création et évolution. Nos bons curés ont
l’esprit large, ils sont prêts à tout entendre, l’évolution,
la sélection naturelle, les mutations… tout sauf
l’explication matérialiste de l’évolution formulée par
Darwin, qui renvoie en enfer l’intervention divine !
Contraints d’intégrer les résultats de la science, leur
combat n’a de cesse de démontrer que l’évolution n’est pas
incompatible avec la création, la création n’est-elle pas
elle-même évolution... ? Pour tous les curés, l’essentiel
est de sauvegarder ce qui permet de dominer les âmes, le
mythe des origines et le mystère tout puissant de la
création, clé de la perfection divine devant laquelle les
humbles pêcheurs n’ont de cesse que de trouver la
rédemption, de racheter leurs fautes pour oublier leur
culpabilité… Alors Dieu vaut bien un compromis avec
l’évolution…
La
démarche de Darwin est à l’inverse, elle ne souffre aucun
compromis. Nul mystère ni miracle, nulle catastrophe ni
jugement dernier, les faits, rien que les faits, tous les
faits et leurs enchaînements dynamiques... C’est en quoi
consiste son génie, celui d’avoir su donner à l’idée
d’évolution, qui avait déjà été formulée, un fondement
scientifique, à l’époque où les progrès techniques et
intellectuels, produits de la révolution industrielle,
bouleversaient les connaissances. Comme le firent à la même
époque Marx et Engels dans le domaine de la compréhension de
l’histoire des sociétés humaines, donnant aux classes
productives les moyens de comprendre leur propre histoire
pour changer le monde. Nous reviendrons sur le lien entre
ces deux théories, leur complémentarité, pour, dans cet
article, nous consacrer aux grandes lignes de la théorie de
la sélection naturelle.
L’évolution, dans l’air du
temps
L’idée d’évolution n’est pas
une découverte de Darwin.
Cette idée avait déjà fait son
apparition chez les penseurs matérialistes au début de la
démocratie grecque antique alors que la liberté de pensée
commençait à fourbir ses armes pour s’émanciper des préjugés
religieux. Sans les moyens d’une véritable connaissance
scientifique, elle n’était restée qu’une intuition qui n’a
véritablement trouvé sa base scientifique que dans le
développement technique et scientifique du XIXème
siècle qui en moins d’un demi siècle, bouleversa de fond en
comble la société anglaise.
Elle avait été préparée au
siècle des Lumières par les grands voyages, quand la conquête
s’alliait à la découverte, qui imposèrent une nouvelle vision
du monde, de la diversité du vivant, et par la révolution
française qui libéra les énergies et les esprits et permit aux
idées des Lumières de pénétrer la société et de transformer
les modes de pensée.
Au
XVIIIème siècle, le suédois Linné avait élaboré une
classification pour mettre de l’ordre dans cette diversité
foisonnante du vivant. Mais cette classification restait
prisonnière de l’idée selon laquelle toutes les espèces
avaient été créées en même temps suivant un plan d'ensemble,
ce qui semblait de plus en plus simpliste et bien incapable de
rendre compte de la profusion des découvertes et de tous les
bricolages de la nature.
Le savant français Buffon,
mais aussi des philosophes comme Maupertuis ou Diderot, ou des
hommes de progrès comme Erasmus Darwin, le grand-père de
Charles, formulèrent des conceptions évolutionnistes qui
remettaient en question l’idée d’espèces fixes et immuables et
la croyance biblique d’une terre vieille de quelques milliers
d’années seulement. Ces conceptions se formulèrent plus
largement après que la révolution française eut libéré la
pensée et la société des carcans intellectuels et moraux qui
l’entravaient.
En 1809, Lamarck formula une
théorie transformiste de l’évolution du vivant. Sa conception
d’une transformation graduelle des espèces, depuis les êtres
vivants les plus simples jusqu’aux plus complexes, supposait
que la nature était en quelque sorte animée d'une volonté.
Chaque organisme semblait doué d’une volonté propre dans sa
transformation : l’habitude d’un nouveau comportement
finissait par imprimer un changement dans sa constitution
même, transmissible à sa descendance. Le monde vivant dans son
ensemble obéissait ainsi à un progrès continu linéaire se
répétant sans cesse, des êtres vivants microscopiques
jusqu’aux plus élaborés dont l’homme.
C’est la première fois
qu’était formulée une théorie qui tentait de rendre compte de
l’évolution et d’en expliquer les mécanismes. L’idée
d’évolution était dans l’air depuis longtemps, mais sans base
véritablement scientifique, laissant la porte ouverte à une
telle conception finaliste.
50 ans plus tard, les
transformations économiques et sociales que produisit la
révolution industrielle dans le pays le plus moderne et le
plus avancé de l'époque, l'Angleterre, avaient créé un terrain
plus favorable à une nouvelle formulation des idées sur
l'évolution.
L’industrie minière en pleine
expansion révélait à l’observation les entrailles de la terre,
ses couches géologiques, témoin d’une histoire de la terre
bien plus longue que celle de la version biblique, ainsi que
ses fossiles d’espèces disparues, qui battaient en brèche les
théories fixistes en faveur de l’évolution. Les sciences en
furent bouleversées, donnant naissance à la géologie et la
paléontologie modernes. La théorie de la sélection naturelle
émergera du colossal travail de Darwin de synthèse de toutes
ces connaissances nouvelles, de leur mise en relation, dans un
dialogue permanent et une abondante correspondance avec de
nombreux scientifiques de son époque.
Trouver dans les faits
eux-mêmes…
Rien ne semblait vraiment
destiner Darwin, croyant modéré qui pensa un temps devenir
pasteur, à formuler une théorie de l’évolution rejetant
définitivement Dieu du monde. Comment en arrive-t-il à une
théorie matérialiste en opposition radicale aux conceptions
religieuses et idéalistes dominantes de son époque ?
De son voyage autour du monde
sur le Beagle, en 1831, en tant que naturaliste, il ramena la
matière, une immense accumulation d’observations et de faits,
qui lui servit de base pour l’élaboration de sa théorie.
Mais surtout, c’est une faim
insatiable de voir, d’observer, de comprendre, une opiniâtreté
scrupuleuse, et une absence de dogmatisme, qui lui permit de
voir ce que d’autres ne voyaient pas, sans craindre les
conséquences où le mèneraient ses observations, opposant
toujours aux préjugés la vérité des faits.
Darwin revint de son voyage
sur le Beagle, convaincu de l’évolution.
En Amérique du Sud, il put
comparer des mammifères fossiles avec leurs descendants
vivants, et acquit la conviction que les fossiles étaient
certainement des ancêtres très lointains des formes
contemporaines.
D’autres observations allaient
dans le même sens d’une transformation des espèces. Parmi
elles, celles des pinsons de l'archipel des Galápagos, au
large des côtes sud-américaines. En observant les treize
espèces occupant chacune une île de l’archipel et différant
seulement par la forme du bec, il eut l’idée qu’une même
espèce en était à l’origine, et s’était adaptée à des lieux de
vie différents, cette adaptation se faisant en fonction de la
nourriture, et aboutissant à des formes particulières de bec.
Cette observation ébranla
l'idée qu'il se faisait des espèces, qui n'avaient
certainement pas été créées telles qu'on les connaissait, mais
descendaient de toute évidence d'espèces plus anciennes. Les
espèces étaient donc moins fixes qu'on ne croyait.
Ce phénomène de variation
graduelle des espèces, observable dans tout le monde vivant
l’amena à penser que toutes les espèces dérivaient les unes
des autres et que deux espèces aussi éloignées soient-elles
avaient dans leur ascendance, plus ou moins ancienne, un
ancêtre commun.
A l’inverse de Lamarck, Darwin
ne voyait pas cette évolution linéaire, continue dans le temps
depuis les espèces les plus simples jusqu'aux plus complexes.
La nature qu’il avait observée, infiniment créative,
foisonnante d'espèces et de variétés d'animaux et de végétaux,
avec ses possibilités illimitées de modes de vie et
d'adaptation, évoluait en quelque sorte en bouquet, dans le
temps et dans l'espace, dans une multitude de ramifications
nouvelles qui se répartissaient sur des territoires différents
et s'adaptaient aux conditions de leur environnement.
La sélection naturelle…
Lorsque Darwin rentra de son
voyage convaincu de l'évolution, il ne s'expliquait pas encore
comment les espèces se transformaient, quels en étaient les
mécanismes.
Il
raconte dans son autobiographie que c'est la lecture d'un
livre de l'économiste anglais Malthus sur la population qui
lui donna l'idée de la façon dont s'exerçait la sélection dans
la nature. Malthus justifiait l'injustice de la société de
classe bourgeoise, en tentant de montrer que la population
croissait plus vite que les ressources nécessaires pour la
nourrir et que donc, inévitablement s'opérait une sélection à
travers une lutte pour la vie, « the struggle for life » qui
éliminait les plus faibles... «
L’idée me vint tout à coup,
écrit Darwin,
qu’au sein des espèces, les variations
favorables auraient tendances à être préservées, et les
défavorables à être détruites. Il en résulterait la
formation de nouvelles espèces. J'avais donc enfin trouvé
une théorie sur laquelle travailler… »
(1)
Darwin n'adhérait pas aux
théories réactionnaires de Malthus, pas plus qu’aux théories
de ceux qui s’emparèrent de la sélection naturelle, de son
vivant, à peine publiée L’Origine des espèces, pour
justifier des théories eugénistes ou raciste, abusivement
appelée « darwinisme social », Il trouva dans les idées
de Malthus, non une philosophie, mais une idée qu’il transposa
à l'histoire de la vie.
Lors de la reproduction,
beaucoup d'individus naissent mais tous n’arrivent pas à l'âge
adulte et ne se reproduisent pas. Il existe donc une forme de
compétition, de lutte pour l’existence, qui fait que les plus
adaptés ont plus de chances de survivre et de prospérer que
les moins adaptés.
Comment s’opère cette
sélection, cette « survie des plus aptes » ? Ce terme a
donné lieu à beaucoup d’incompréhension, d’idées fausses
parfois intéressées, qui ont servi de base au réactionnaire
« darwinisme social ». La lutte pour la vie n’a jamais été
pour Darwin le combat entre individus d’une même espèce où le
plus fort l’emporte sur le plus faible. Les mécanismes de la
sélection naturelle sont beaucoup plus complexes. « The
struggle for life » était plus dans la théorie de Darwin un
phénomène passif opérant au niveau de populations plutôt que
d’individus.
Au sein d’une même espèce, les
individus sont tous différents. Certaines variations apportent
à des individus des caractères qui peuvent s’avérer plus ou
moins favorables dans leur milieu. Les individus possédant des
caractères avantageux auront plus de descendants que les
autres, et les caractères avantageux gagneront sur les
caractères plutôt désavantageux qui finiront par être
éliminés, laissant la place à une nouvelle espèce. « Les
variétés sont des espèces naissantes », dira-t-il dans L’Origine
des espèces. Ainsi, en Angleterre, une population de
papillons, les phalènes, connut à cette époque une évolution
rapide qui illustre bien la sélection naturelle. Cette même
espèce comprenait deux variétés d’individus : une majorité
d’individus blancs pour une minorité de noirs, les blancs
échappant plus facilement aux prédateurs en se dissimulant sur
les troncs de bouleaux blancs. Ce rapport s’inversa en
quelques dizaines d’années, la proportion des individus blancs
chuta au profit des individus noirs, dont la couleur devint un
avantage dans les régions où les fumées de l’industrie avaient
noirci l’écorce des bouleaux.
La sélection naturelle prenait
le contrepied de ceux qui voyaient dans la nature des
transformations brusques, des catastrophes inexplicables.
Darwin expliquait le passage d’une espèce à une autre par un
processus très lent et graduel, l'accumulation à travers le
temps d'une multitude de transformations très légères. Ce
gradualisme de Darwin impliquant de très longues périodes de
temps, s’opposait ainsi à juste titre à tous ceux qui étaient
obligés d’invoquer des changements brutaux « bibliques » car
ils s’accrochaient au préjugé d’une histoire très courte de la
Terre. En réalité, les progrès des découvertes scientifiques
l’ont montré par la suite, ce gradualisme n’était pas toujours
la règle suivie par l’évolution dont les rythmes peuvent
changer, alternant de longues phases d’évolution lente,
d’accumulation, et des périodes d’accélération, de rupture.
Sans les bases qu’apportera
plus tard la génétique dans la compréhension de l’apparition
de caractères nouveaux et de leur transmission, Darwin osait
faire reposer toute l’histoire du vivant sur la variabilité,
propriété du vivant, et le hasard de ses variations. C’était
bien là le scandale. Le point le plus controversé de sa
théorie, qui suscita les plus violentes oppositions tant chez
les partisans de l’Eglise réactionnaire que dans une grande
partie des milieux scientifiques. La nature n’était donc pas
soumise à un progrès la conduisant vers une plus grande
perfection. L’idée que l’évolution de la nature, conduisant
jusqu’à l’homme, reposait en partie sur le hasard,
c’est-à-dire ne correspondait pas à la réalisation d’un but
préexistant mais suivait ses propres lois qu’elle inventait
par son propre mouvement sans but préétabli, bousculait les
préjugés, choquait.
… une révolution
Conscient
des conséquences de sa théorie qui écartait du monde vivant
toute intervention divine, Darwin retarda le moment de sa
publication, pour accumuler une somme encyclopédique de
preuves, pour convaincre. … «
J’étais si anxieux d'éviter
les critiques que je décidai de n'en pas écrire la moindre
esquisse pour quelques temps. »
(2) L’Origine
des espèces paraît vingt ans après qu’il ait élaboré les
grandes lignes de la sélection naturelle, sous la pression de
ses partisans, alors qu’un jeune naturaliste, Wallace, venait
d’arriver aux mêmes conclusions que lui.
Il
devra se faire «
une vive lumière sur l’origine de l’homme
et sur son histoire » concluait Darwin dans
L’Origine
des espèces (3), conscient que sa
théorie posait la question de la place de l’homme dans
l’évolution et de son origine animale, de sa place dans le
monde animal, question à laquelle il mettra quinze nouvelles
années à répondre dans
La Filiation de l’homme.
Nous y reviendrons dans un prochain article.
La théorie de Darwin fit
scandale, objet de dérision d’imbéciles ironisant sans
comprendre sur l’ascendance simiesque de l’Homme. La violence
des réactions témoigne de la révolution que constitue cette
théorie qui bouleversait et continue de bouleverser la pensée
et prenait à contrepied les conceptions sociales, religieuses,
philosophiques et scientifiques qui dominaient la société de
l’époque et encore aujourd’hui. L’Origine des espèces
essuya l’opposition et la critique des milieux réactionnaires
liés à l’Eglise et aux classes aristocratiques dirigeantes,
autant qu’elle suscita l’enthousiasme des partisans du progrès
dans l’Angleterre d’alors transformée par les progrès
techniques et les luttes du mouvement ouvrier.
Le point faible de la théorie
de Darwin résidait dans le manque de connaissances permettant
d’expliquer les mécanismes mêmes de l’apparition des
caractères nouveaux et de leur transmission de génération en
génération. Des réponses seront formulées plus tard, grâce aux
découvertes de Mendel sur la transmission des caractères et
plus tard, grâce aux développements de la génétique qui
explique l’apparition des caractères nouveaux par mutations,
de la génétique des populations, de la paléontologie, de
l’étude du développement embryonnaire… dont la synthèse avec
la théorie de Darwin constitue encore le cadre de toute
recherche des scientifiques pour une compréhension plus
globale de l’histoire de la nature.
Les progrès de la science nous
ont amenés à une nouvelle compréhension des relations du
vivant avec son environnement et de sa place même dans
l’histoire de l’univers. Du processus qui a conduit du Big
bang et des transformations de la matière à la vie, des
premières cellules, fondements et unité des organismes
vivants, des plus simples aux plus complexes jusqu’à l’Homme,
avec qui la matière commence à devenir consciente d’elle-même,
les progrès de la science et des connaissances nous permettent
de mieux nous comprendre comme une étape de ce long processus
de transformations de la matière et du vivant.
La théorie de Darwin non
seulement s’intègre pleinement à notre nouvelle compréhension
du monde mais l’apport déterminant de Darwin est d’avoir
formulé, en intégrant l’ensemble des connaissances de son
époque, l’idée que tout est le produit d’une évolution, d’une
histoire et de phénomènes dont l’explication ne se trouve
nulle part ailleurs que dans les propriétés mêmes de la
matière et du vivant. L’explication matérialiste de
l’évolution formulée par Darwin continue d’intégrer et de
mettre en relation tous les nouveaux domaines de recherche de
la science moderne, pour avancer dans la compréhension de
notre propre histoire, instrument de notre propre liberté, de
notre émancipation.
Christine
Héraud
(1)
Darwin « Autobiographie » Ed Seuil
(3)
Darwin « L’origine des espèces » Flammarion poche