Tout peut basculer...
La journée de grève
interprofessionnelle du 7 septembre a été un succès important.
Avec près de 3 millions de manifestants dans plus de 220
villes, soit 40 % de plus que le 24 juin, avec des taux de
grévistes supérieurs dans le public et aussi dans le privé,
elle a mobilisé dès la rentrée autant que les plus grandes
manifestations de 2003. Partout dans le pays, même dans des
petites villes, des cortèges nombreux ont témoigné de la
révolte qui s’approfondit dans le monde du travail face au
gouvernement et à sa contre-réforme des retraites. Révolte qui
s’est renforcée durant l’été avec les suites de l’affaire
Woerth-Bettencourt, mais aussi avec le désaveu de la démagogie
xénophobe des Sarkozy, Besson, Hortefeux contre les Roms.
Affaiblie par sa propre crise
politique, la droite ne parvient pas à soumettre les
travailleurs à son chantage sur les sacrifices « incontournables »
pour « sauver le système de retraites ». Le fond de la
réforme, c’est l’offensive menée contre les travailleurs pour
leur faire payer la dette de l’Etat, creusée par les cadeaux
aux plus riches, les subventions à fonds perdus aux banques ou
les « aides aux entreprises » qui atteignent à elles seules 65
milliards d’euros en 2009. Sacrifices pour les travailleurs…
alors que les entreprises du CAC40 viennent de réaliser en six
mois 42 milliards de profits, soit une hausse de 42 % par
rapport au 1er semestre 2009 !
La lutte contre la réforme
Woerth-Sarkozy signifie engager l’affrontement face au pouvoir
et face aux classes dominantes pour remettre en cause
l’ensemble de leur politique. Cela ne peut s’imposer que par
le rapport de force, par un mouvement capable de s’étendre et
de bloquer le pays.
Alors que les manifestations
regroupent de plus en plus de salariés, la question de passer
à une autre étape est largement posée. Mais face à cet enjeu,
les directions des grandes confédérations syndicales se
dérobent : le 8 septembre, le communiqué de l’intersyndicale
(non signé par Solidaires et FO) annonce une prochaine journée
de grève interprofessionnelle le 23 septembre, plus de deux
semaines après le succès du 7. Alors que la loi est votée le
15 septembre, l’intersyndicale se contente d’une simple « interpellation »
des députés ce jour-là, sans mot d’ordre d’appel à la grève.
Dans sa lettre ouverte, elle réclame : « au nom des
salariés nous vous demandons solennellement d’entendre le
point de vue des organisations syndicales dans la
perspective de définir un ensemble de mesures justes et
efficaces pour assurer la pérennité du système de retraites
par répartition »… Que de déférence à la mascarade
parlementaire qui vient de se dérouler !
Mais au-delà de la date trop
tardive, sous prétexte du temps nécessaire à la mobilisation,
ce choix du 23 septembre laisse surtout l'initiative politique
à Sarkozy et au gouvernement qui a pu faire voter sa loi sans
pression directe de la rue et qui compte bien s’en servir pour
accroitre sa pression politique contre les salariés.
Sarkozy tente de reprendre
la main
Dès le lendemain de la
manifestation, Sarkozy faisait ses annonces sur le projet de
loi. Sans surprises, il s’agissait de quelques modifications à
la marge : quelques retouches sur les seuils pour les longues
carrières et les polypensionnés, maintien pour 5 ans seulement
du dispositif permettant aux femmes fonctionnaires ayant eu
trois enfants et quinze ans de service de faire valoir leurs
droits à la retraite avant l’âge légal. Quant à la pénibilité,
qui a tant fait discuter les « partenaires sociaux »
depuis 2003, Sarkozy annonce le passage de 20 % à 10 % du taux
d’incapacité pour continuer à partir à la retraite à 60 ans...
et encore, il faudra que le salarié fasse reconnaitre le lien
de son incapacité avec la pénibilité de son poste de travail
devant un collège « d’experts » ! Cela concernerait en tout…
30 000 personnes par an !
Mais sur le fond, ces annonces
prévues depuis cet été ont permis à Sarkozy de se vanter du « dialogue
social » pour mieux affirmer sa volonté de rester ferme
sur l’ensemble de la réforme, en particulier sur le report à
62 ans du droit de partir à la retraite et à 67 ans pour une
pension sans décote.
Profitant de l’absence
d’initiatives sérieuses de l’intersyndicale, Sarkozy, Fillon
ont pu réoccuper le terrain. Devant les députés de l’UMP,
Sarkozy s’est déclaré prêt à l’épreuve de force : « Si on
avait fait une toute petite réforme, on aurait eu un tout
petit mouvement social (…) Je suis l'un des rares présidents
de la République à n'avoir jamais lâché une réforme »,
pendant que Fillon exhortait les parlementaires à « tenir
la ligne » sur les sales coups de la réforme.
Le pouvoir n’est pas ébranlé
par des manifestations même nombreuses, tant qu’il sent que
celles-ci ne débordent pas et qu’il peut encore mener son jeu
de dupes du « dialogue social » avec les organisations
syndicales qui s’y prêtent. Comme le résumait un article du Figaro,
citant un conseiller de Sarkozy : « les syndicats veulent
mobiliser, sans surenchérir, car ils redoutent de déclencher
des actions dont ils perdraient le contrôle. Et ils ne font
pas trop grimper les enchères, au cas où cela tournerait au
fiasco ».
Profitant de cette situation,
Sarkozy tente de reprendre la main et de surmonter,
provisoirement au moins, la crise dans son propre camp. Le
gouvernement rejoue ainsi la politique de 2003, attendant que
les manifestations décroissent faute d’une perspective et
d’une stratégie d’extension.
Au bout du compte, la seule
« contestation » qui s’est faite entendre lors du vote à
l’assemblée n’a pas été celle des manifestants et des
grévistes affirmant que « ce n’est pas le parlement, c’est
la rue qui fait la loi », mais celle des mises en scènes
et des effets de tribune de la comédie parlementaire… de ceux
qui voudraient enfermer le mouvement dans l’impasse électorale
de 2012.
Fait révélateur d’ailleurs, le
même jour où les députés du PS montaient au créneau à
l’assemblée, Aubry faisait une mise au point : le PS est « un
parti de gouvernement (…) je souhaite être crédible dans ce
que je propose (…) il faudra qu'une majorité de Français
travaillent plus longtemps. Aujourd'hui, c'est 41 ans, nous
proposons une règle prévoyant que quand l'espérance de vie
s'accroît d'une année, il faudra six mois de plus de
cotisation, donc de travail »… C’est clair !
Dans une telle situation,
Sarkozy et le gouvernement peuvent faire les bravaches en
déclarant « qu'il y a 62 millions de Français qui n'ont pas
manifesté » ! Mais il reste la révolte au sein du monde
du travail, ses capacités de bousculer les cadres
institutionnels destinés à le paralyser. La force des
travailleurs ne tient pas qu’à leur nombre, elle tient surtout
à leur place même dans la société, à leur capacité à bloquer
l’économie, à user des armes de la lutte de classes. C’est ce
que craint le pouvoir par-dessus tout. La question de la grève
reconductible a commencé à se poser dès le 7 septembre, elle
se pose encore davantage pour le 23 septembre. Mais pour la
préparer, il faut des objectifs clairs pour le mouvement,
rompant avec la politique du « dialogue social ».
Quels objectifs pour le
mouvement ?
« Officiellement, nous
sommes dans un bras de fer », disait un éditorial de Libération,
« le gouvernement annonce des concessions jugées mineures ;
les syndicats appellent à une mobilisation plus forte. Mais,
en fait, la négociation continue. Etrange négociation, sans
discussions directes ni contacts à ciel ouvert. (…) Tout se
passe comme si Bernard Thibault et François Chérèque
jugeaient impossible une défaite du gouvernement en rase
campagne ».
Refusant d’affirmer l’exigence
du retrait du projet de loi et d’en faire l’enjeu du rapport
de force et de l’affrontement face au gouvernement, les
directions des grandes confédérations syndicales laissent le
mouvement sans perspective claire, dans une sorte d’entre deux
dont profite Sarkozy.
Les ambigüités des appels de
l’intersyndicale permettent ainsi à Chérèque d’avancer sa
propre politique en revendiquant des « amendements » à
la marge de cette loi. Juste avant la manifestation du 7
septembre, il faisait déjà des propositions au gouvernement
entérinant de fait le passage à 62 ans et même celui à 67 ans
pour la retraite sans décote qu’il demandait de reporter en
2018.
Les arguments avancés par
Guignard, de la CFDT, pour refuser la date du 15 septembre
sont révélateurs de cette politique : « Les initiatives que
nous prendrons le 15 ne pèseront pas sur le débat à
l'Assemblée. En appelant à une nouvelle journée nationale de
grèves et de manifestations le 23 et en nous donnant les
moyens de la réussir, nous pouvons espérer peser sur le
cours des choses au Sénat ». La seule perspective à la
lutte devient… le bon vouloir des sénateurs !
La direction de la CFDT ne
veut pas d’une lutte sur les retraites, cherchant avant tout à
préparer le terrain pour négocier une autre réforme… en 2012,
avec le PS.
Quant à la CGT, qui a mobilisé
le plus lors des manifestations, elle reste sur sa politique
de front avec la CFDT, en droite ligne de son évolution depuis
la signature de la représentativité.
Mais face à l’envie de se
battre de bien des équipes syndicales dans la CGT, Thibault a
déclaré dans le Monde : « On peut aller vers un blocage,
une crise sociale d'ampleur [...] Plus l'intransigeance
dominera, plus l'idée de grèves reconductibles gagnera les
esprits », façon d'en parler sans vouloir en faire une
politique. A la fête de l’Huma, il a d’ailleurs précisé : « Ce
n'est pas la rapidité, c'est la gagne. S'il faut trois
semaines pour gagner, on en mettra trois ».
Mais même au-delà du temps
pour mobiliser, qui est pourtant essentiel vu la rapidité du
calendrier du gouvernement, la direction confédérale se refuse
toujours à affirmer le retrait pur et simple de la loi qui
vient d’être votée, restant dans une position compatible avec
le « dialogue social ».
L’argument officiellement
invoqué pour refuser ce mot d’ordre qui était celui des
manifestations contre le CPE ou contre le plan Juppé en 95,
c’est qu’on ne peut se contenter de la situation actuelle des
retraites. Il serait plus « radical » de laisser les choses
dans le flou, de laisser penser que la réforme du gouvernement
est amendable ? Sans affirmer concrètement la nécessité de
l’affrontement avec le gouvernement pour lui faire retirer son
projet, comment penser imposer les revendications légitimes du
monde du travail, la retraite à taux plein à 60 ans, les 75 %
du salaire et les 37,5 annuités maximum pour tous, public et
privé !
L’enjeu du 23 septembre et de
ses suites est bien de préparer consciemment l’affrontement
face à ce gouvernement des riches par les riches, en affirmant
l’illégitimité de cette contre-réforme, en faisant entendre
l’exigence du retrait et de la lutte d’ensemble du monde du
travail pour l’imposer.
Préparer les suites du 23
septembre à la base
Dans les équipes militantes,
nombreux sont ceux qui veulent impulser une autre politique
pour le mouvement. A la SNCF, l’appel à la reconductible pour
le 23 septembre initié par Sud-Rail exerce une pression sur
les autres syndicats ; de même à la RATP ; dans la chimie la
CGT appelle elle aussi à continuer après le 23, etc. Dans
l’Eure, une motion intersyndicale des Unions départementales
interpelle les différentes confédérations sur la date du 23
septembre, en mettant en avant la lutte pour le retrait. Dans
la CGT, des sections syndicales prennent elles aussi position
pour la reconductible et le retrait.
L’enjeu du 23 septembre est
bien de préparer la suite à la base, de discuter avec les
travailleurs des objectifs, de regrouper les militants qui
veulent en découdre. Les collectifs peuvent jouer le rôle de
regroupement de ces militants qui veulent se battre contre le
gouvernement et qui en ont assez du « dialogue social ».
Au travers de cette politique,
il s’agit de tisser les liens entre équipes militantes
dépassant les frontières d’appareil. Le mouvement contre la
réforme Woerth-Sarkozy a besoin de tels cadres démocratiques
pour se développer, pour prendre des initiatives à la base
d’extension de la lutte, donner confiance dans ses
possibilités.
C’est indispensable pour mener
la lutte des retraites, mais aussi pour la suite. Quelle que
soit l'issue de cette bataille, il est certain qu’elle en
annonce d’autres. Plongés dans leur crise, les classes
dominantes n’ont pas d’autre politique que de mener une lutte
sans merci pour défendre becs et ongles leur taux de profit.
Face aux licenciements qui continuent, face aux bas salaires,
à la régression sociale de ce système capitaliste failli,
c’est bien la lutte pour contester le droit aux classes
dominantes de s’approprier les fruits du travail collectif et
de diriger la société qu’il s’agit de préparer.
Laurent
Delage