Sortir de l'euro ou rompre avec leur Europe pour construire celle des travailleurs et des peuples ?
Depuis quelques mois, le mot d'ordre "sortir
de l'Euro" est mis en avant par divers auteurs et
organisations se réclamant de la gauche "radicale", comme
une condition nécessaire pour sortir l'Europe de la crise
dans laquelle elle est plongée. Parmi bien d'autres
contributions : "Sortir de l'euro" de J. Nikonoff (juillet
2010) [1]
ou encore l'"appel des 1000 pour sortir de l'euro et
construire une monnaie commune" lancé fin septembre par le
Mouvement Politique pour une éducation populaire (M'PEP)...
Bien
sûr, ces textes ne se contentent pas de militer pour le seul
mot d'ordre "sortir de l'euro" ; ils accompagnent cette
mesure de plusieurs autres, voire se présentent, tel
l'article "Sortir de l'euro", comme un véritable programme
pour construire "une Europe de gauche qui avance vers un
socialisme du XXIe siècle"... Mais "sortir de l'euro" -et le
fait que le terme soit mis en avant dans les titres des deux
textes est à cet égard significatif- est présenté comme une
mesure centrale, conditionnant le succès de toutes les
autres. Un retour à une souveraineté nationale monétaire, en
redonnant aux Etats le pouvoir de fixer la valeur relative
de leur monnaie par rapport à une ou des monnaies d'échange
internationales, permettrait de rééquilibrer les termes des
échanges extérieurs, de soulager ainsi le poids que fait
peser la crise sur les populations, et même de sortir les
pays européens de la crise...
Mais
les causes fondamentales des difficultés de l'Europe, partie
prenante d'une crise globale et mondialisée, ne peuvent se
résumer à la question de ses institutions monétaires et de
l'euro, et il est illusoire d'espérer en sortir... en
sortant de l'euro. De plus, on peut se poser la question du
sens politique que prend un tel mot d'ordre, souverainiste
même s'il se prétend de gauche, au moment où les
travailleurs, un peu partout en Europe, se mobilisent contre
les mesures d'austérité, accentuant la crise politique qui
touche tous les Etats européens et leurs institutions.
Il
n'y a pas de raccourci souverainiste à la sortie de la
crise. Et les seules réponses qui vaillent, aussi bien à la
question de la monnaie qu'à toutes celles que la crise met à
l'ordre du jour, sont celles que les travailleurs
organisées, mobilisés autour de la défense de leurs propres
intérêts, seront en mesure d'apporter.
L'Europe, maillon faible
de l'économie mondialisée
La
crise prend en Europe un aspect particulier du fait que la
crise des déficits publics qui touche l'ensemble de ses
pays, au point de menacer les plus faibles d'entre eux de
faillite, provoque une crise de l’euro.
Ce
dernier avait été mis en place pour unifier du point de vue
monétaire, au bénéfice de la grande bourgeoisie européenne,
la zone européenne de libre-échange face au marché américain
et au marché asiatique ouvert aux produits japonais. Cette
monnaie unique imposée à tous les pays de l'Union monétaire
européenne indépendamment de leur richesse et de leur
productivité relative n'a pas, comme on nous le promettait
alors, "lissé" ces inégalités. Bien au contraire, ces
inégalités se sont accentuées. Les contraintes des
institutions monétaires européennes, en assujettissant
chacun des pays européens à une monnaie unique, ne pouvaient
qu'aggraver le terme des échanges au sein de la zone euro.
Cela s'est fait au détriment des populations de toute la
zone, au profit des banques des pays les plus riches,
Allemagne et France en tête. Et cela s'est accompagné d'un
endettement public auquel les Etats n’ont d’autre réponse
que les plans d'austérité qui frappent les travailleurs
européens et qui ne peuvent qu'accentuer la récession
économique.
Mais
le risque de faillite de pays comme la Grèce, qualifiés de
"maillons faibles" de l'Union monétaire européenne, n'est
certainement pas ce qui préoccupe le plus la grande
bourgeoisie financière européenne. Les plans de sauvetage
concoctés au mois de mai par les dirigeants européens, la
BCE et le FMI sont là pour tenter de faire face à cette
éventualité en rachetant aux banques les titres obligataires
menacés par ces faillites, à coup de centaines de milliards
d'argent public.
Le
problème essentiel provient du fait que les dirigeants
européens sont incapables de faire jouer à l'euro, monnaie
d'échange internationale, le rôle d'arme dont les
multinationales européennes auraient besoin dans la
concurrence qui les oppose aux autres bourgeoisies
internationales, en particulier nord américaine. Jouer sur
la valeur relative des monnaies, dans une "guerre des
changes" dont un nouvel épisode aiguë est en train de se
dérouler en se moment, est une façon d'arracher des parts
sur un marché mondial rétréci par la crise. Baisser la
valeur de sa monnaie par rapport à la concurrence, c'est
baisser les prix de ses produits, favoriser les
exportations...
L'Union
européenne des patrons et des banquiers, dont la valeur de
la monnaie s'est envolée ces jours derniers, est en
situation de faiblesse dans cette guerre. Cette faiblesse
provient du fait que l'euro est une monnaie sans Etat,
monnaie d'une zone de libre-échange sans unité politique,
divisée par les rivalités et peut-être au bord de
l'éclatement. Les institutions monétaires européennes sont
de ce fait incapables de lutter contre la politique de
dumping monétaire menée en particulier par les Etats-Unis et
les marchés des changes qui, en poussant le dollar à la
baisse, font de l'euro une monnaie constamment surévaluée et
de l'Union européenne le maillon faible de l'économie
capitaliste mondialisée...
A
ce titre, on peut dire que l'euro, instrument de la
politique des classes dominantes européennes, est un des
facteurs de la situation particulière de l'Europe dans la
crise générale et dont les populations payent le prix fort.
Cela n’implique pas que la sortie de l’euro soit une
réponse en elle-même, loin s’en faut.
De la "monnaie unique" à une
"monnaie commune" ?
Les
deux textes assortissent la sortie de l'euro et le retour à
des monnaies nationales de la mise en place de ce qu'ils
appellent une "monnaie commune" européenne. Cette monnaie
serait réservée aux échanges internationaux. Elle serait
émise et contrôlée par une institution supra-nationale qui
aurait pour mission de remplacer les relations de
concurrence et de domination qui régissent la zone euro par
une coopération équitable et au service de chacun des Etats.
La parité de chacune des monnaies nationales serait fixée
par rapport à la "monnaie commune" de façon à prendre en
compte la situation économique de chacune des économies
nationales et à assurer des échanges "équitables". Elle
serait ajustée en fonction des aléas de l'évolution
économique de chacun, dans le cadre d'une sorte de serpent
monétaire amélioré dont la référence serait la "monnaie
commune".
L'Europe
de la BCE et de l'Euro laisserait ainsi place à une autre
Europe, élargie à 49 pays au lieu de 27 actuellement. On
aurait ainsi un système monétaire européen à deux étages :
monnaie nationale pour les échanges internes à chacun des
pays, et "monnaie commune" européenne qui servirait de
référence dans cadre de leurs échanges intra-européens, dans
un espace économique et financier européen pacifié, dans
lequel la concurrence aurait laissé place à la coopération.
Et qui se substituerait finalement à l'euro dans le cadre
des échanges internationaux.
Mais
cette idée d'une institution de régulation financière placée
au dessus des Etats, qui serait non seulement insensible aux
intérêts concurrentiels qui les opposent mais encore capable
de faire régner l'harmonie et la coopération n'est qu'une
utopie si l'on ne pose pas clairement la question du pouvoir
politique, en termes de classe sociale. Cela passe par un
éclaircissement de la nature des Etat et de ses institutions
politiques, de ses rapports avec les classes sociales, de
comment on envisage le changement politique dans cette
société.
"Sortir de l'euro"... dans
quelle perspective politique ?
Le
texte "Sortir de l'euro" de J. Nikonoff nous éclaire sur ses
conceptions. Il écrit : "Pour élaborer des propositions de
sortie de crise, il faut articuler les luttes sociales et la
gestion gouvernementale... L’un ne doit pas aller sans
l’autre. Des luttes sociales qui ne s’inscrivent pas dans la
perspective de la prise du pouvoir tournent en rond. Une
gestion gouvernementale qui ne s’appuie pas sur les luttes
sociales est très vite absorbée par des contraintes de
toutes sortes et renonce rapidement au changement."
A
priori, on peut être globalement d'accord avec la
proposition... à condition, toutefois, que l'on précise ce
que l'on entend par "gestion gouvernementale"...
Ce
qui est fait un peu plus loin : " Cette crise globale,
systémique, est trop profonde pour se contenter de
demi-mesures, d’effets d’annonce, de verbiage et de
rhétorique ou d’illusions cosmétiques. Il faut agir en
fonction de la dimension des problèmes, comme c’est parfois
le cas dans les périodes charnières de l’Histoire :- La
Révolution de 1789 - Le Front populaire - Le programme du
Conseil national de la Résistance. Un programme de
révolution pacifique, comme il y en a parfois dans
l’Histoire, est nécessaire. Ce serait l’équivalent
contemporain du programme du Conseil national de la
Résistance."...
Il
assez étonnant que l'on puisse voir une "révolution
pacifique" dans la Révolution de 1789 qui a renversé le
régime féodal, et la mettre sur le même plan que le Front
populaire et le Conseil national de la résistance ! En tout
cas, c'est bien plus un nouveau 1789 qu'un remake du Front
populaire ou qu'un gouvernement d'union nationale, comme
celui qui se mit en place à la sortie de la guerre avec des
ministres communistes et socialistes autour de De Gaulle,
qui pourrait apporter une réponse, une révolution qui s'en
prenne au pouvoir de cette aristocratie financière qui porte
toute la responsabilité de la crise.
La
"révolution pacifique" que nous propose J. Nikonoff n'est
autre, dans le fond, que la "révolution dans les urnes" de
Mélanchon, et son programme, quelque chose comme celui que
le Front de Gauche se prépare à partager, en 2012, avec le
PS, dans le cadre d'une "gestion gouvernementale"
respectueuse des lois et de la discipline républicaines...
Dans
ce contexte, le mot d'ordre "sortir de l'euro" prend le sens
d'un slogan électoral, sur le fond racoleur et démagogique,
dans une sorte de course avec la droite que J. Nikonoff
défend ainsi : " Nous n’avons pas le choix ! Si nous voulons
mobiliser la population, particulièrement les classes
populaires, couper l’herbe sous le pied aux nationalistes,
racistes, xénophobes, forces d’extrême droite, il faut agir
à l’échelle nationale, dans une perspective universaliste et
internationaliste."... Où l'internationalisme ne va-t-il pas
se cacher...
Un programme
anticapitaliste pour les mobilisations...
Sortir
de l'euro ne peut bien évidemment pas être une condition
pour sortir l'Europe de la crise. Pire, dans la situation de
mobilisation sociale montante que nous vivons en ce moment,
alors que le rapport de force social est en train de
changer, ce mot d'ordre contribue à détourner les luttes
sociales de leurs objectifs propres vers le terrain
électoral, à la rescousse de la politique antilibérale d'une
soi-disant "vraie gauche". Un mot d'ordre comme "sortir de
l'euro" peut effectivement trouver un écho parmi les
travailleurs qui en ont assez d'une politique réactionnaire
dont ils perçoivent l'euro comme le symbole. Il entretient
des illusions sur la protection que constituerait un Etat
national souverain, pour peu qu'il soit gouverné par une
"vraie gauche". Sous prétexte de "couper l'herbe sous le
pied des forces d'extrême droite ", il met en avant des
conceptions souverainistes auxquelles il n'y aucune
concession à faire, même si elles osent se revendiquer d'une
"perspective universaliste et internationaliste". Cette
politique est une impasse dangereuse qu'il nous faut
combattre.
Les
réponses à la crise monétaire, comme à toutes les questions
relatives à la crise globale et mondialisée, demandent
effectivement que s'"articulent" les mobilisations sociales
et la question du pouvoir politique. Mais il faut combattre
l'idée que cette question du pouvoir politique pourrait se
réduire à savoir quel parti exercera le pouvoir dans le
cadre des institutions de la République, affirmer clairement
que ce qui est posé, c'est la question de la nature de
classe de cet Etat, c'est-à-dire de son changement
révolutionnaire.
Pour
cela, il n'y a pas de recette magique, simplement la
certitude que les mobilisations, l'organisation du monde du
travail pour arracher aux gouvernements et aux patrons
qu'ils représentent les exigences sociales les plus
élémentaires (arrêt des mesures d'austérité, salaires,
emploi...), peuvent conduire à un tel changement à condition
qu'elles se donnent une stratégie, un programme adapté aux
mobilisations, en pleine conscience du terrain de classe sur
lequel elles se déroulent.
Le
premier élément de ce programme, c'est, en refusant la
logique de la propagande gouvernementale et patronale,
refuser de faire les frais de la crise, exiger au contraire
que les besoins les plus élémentaires de chacun (travail,
salaires, droits sociaux, etc.) soient satisfaits. Autrement
dit prolonger, organiser, étendre autour d'un programme de
revendications sociales communes, les mobilisations qui
montent actuellement autour du refus des plans d'austérité.
Le
second élément de ce programme, indissociablement lié au
premier, c'est la conscience que pour arracher de telles
revendications, il faut se préparer un affrontement avec le
pouvoir en place qui va bien au delà d'une question
économique, mais pose, de fait, la question de qui décide
dans cette société, d'une minorité de parasites financiers,
ou de la grande majorité des travailleurs. Et là, soit on se
soumet et on renonce, soit on va jusqu'au bout de
l'affrontement, un nouveau pouvoir se construisant à travers
les instruments organisationnels que se donnent les
travailleurs mobilisés pour construire leur lutte, la
soutenir matériellement, la diriger démocratiquement. Un
gouvernement démocratique des travailleurs pour les
travailleurs qui devra se substituer au gouvernement des
larbins au service des aristocrates financiers. C'est la
seule façon raisonnable de concevoir l'articulation entre
"luttes sociales et gestion gouvernementale"...
Un
tel gouvernement se mettant en place dans un pays européen
pourrait prendre toutes les mesures de contrôle de la
finance et de la production nécessaire à satisfaire, dans
les meilleures conditions possibles, les besoins de la
population. Dans ce cadre, il serait très certainement amené
à sortir de l'euro et de l'Europe de la BCE. Mais ce serait
pour prendre l'initiative de la construction d'une autre
Europe, celle des travailleurs et des peuples, laquelle
serait alors à même de se doter et de contrôler un système
monétaire adapté à ses besoins. Cette Europe est inscrite
dans les luttes en cours qui, en Grèce, en Espagne, en
France, se développent et s'organisent autour du refus de
payer leur crise, et se heurtent à la même nécessité, pour
gagner, de mener l'affrontement jusqu'au bout.
Daniel Minvielle
[1] Jacques Nikonoff
signe son article en tant que "membre fondateur d'Attac,
membre du conseil scientifique". Après avoir été
co-président d'Attac de 2002 à 2006 avec B. Cassen, puis
réélu en mai 2006 malgré une forte contestation, il
démissionne de ce poste en aout 2006 suite à une accusation
de fraude électorale -" sans doute probable mais loin d'être
certaine ", selon les juges-, ce qui marque une rupture de
fait avec Attac. En 2008, il crée le M'PEP (Mouvement
politique d'éducation populaire).