Face au parlement des riches, la démocratie c’est nous !

Après son adoption au Sénat mardi, la contre-réforme des retraites vient d'être adoptée mercredi par l'Assemblée nationale par 336 voix contre 233. Immédiatement, la morgue de ce parlement et de ce gouvernement des riches s'est faite entendre. "L'esprit de la République l'a emporté sur les pratiques anti-démocratiques des bloqueurs" a déclaré Kosciusko-Morizet pendant que Fillon répétait : "la loi de la République doit être désormais acceptée par tous". Tous sont pressés de voir la contestation de ces dernières semaines se terminer, s'appuyant sur les institutions et comptant relancer le train-train du "dialogue social" comme si de rien n'était. Fillon a d'ailleurs tenu à le souligner : "les partenaires sociaux ont assumé leurs convictions de façon résolue mais calme" ! Mais le vote du parlement ne suffira pas à faire taire les travailleurs, les jeunes, pas plus que les CRS ou les réquisitions illégales que le pouvoir a multipliées contre les grévistes et les manifestants. C'est bien toute la légitimité de ce gouvernement, de sa politique, de ces institutions des riches pour les riches qui est contestée par la rue, ouvrant une crise politique qui ne se termine pas avec le vote de la loi. Les manifestations de jeudi en ont été la démonstration.
 
Le manque de confiance des travailleurs et les compromissions des grandes confédérations
 
Les manifestations et les grèves de jeudi 28 octobre, bien qu’en baisse de près d'un tiers par rapport à celles de la semaine dernière, ont montré ce sentiment profond. Malgré les congés et le fait que la mobilisation marque le pas, beaucoup de travailleurs, de jeunes, sont à nouveau descendus dans la rue pour affirmer qu'ils ont raison de se battre, qu’ils ne sont pas résignés, qu’ils ne plient pas devant le diktat du parlement. Loin du bluff des appareils, qui déclarent que la mobilisation continue sous d'autres formes après avoir refusé d'amplifier la grève reconductible, le nombre de manifestants était une bonne surprise pour beaucoup, démontrant la profondeur de la colère contre le gouvernement.
 
La mobilisation continue, mais il est clair qu'elle se heurte à des obstacles. La grève reconductible n'a pas pu se répandre suffisamment pour entraîner une grève générale, une vraie paralysie du pays, malgré les secteurs qui, comme les raffineries, la Chimie, les transports, les cheminots, les enseignants... se sont battus pour cela. Mais une des raisons essentielles en est bien la politique des directions syndicales des grandes confédérations qui, si elles ont été obligées d'aller plus loin qu'elles ne le voulaient, n'ont pas voulu créer les conditions politiques de cet affrontement avec le pouvoir qu'elles n'ont jamais envisagé.
 
Alors que le mouvement avait franchi une étape importante la semaine dernière, avec la multiplication des blocages et des grèves, le communiqué commun de l'intersyndicale du 21 octobre (non signé par Solidaires et FO) refusait d'aller vers une généralisation de la lutte tant par le calendrier annoncé que par le contenu.
 
Pas un mot sur la grève des raffineries, sur les secteurs en grève reconductible, sur les multiples initiatives de blocage prises dans le pays, sur le mouvement dans la jeunesse... si ce n'est pour s'en désolidariser en déclarant veiller "au respect des biens et des personnes" ! Alors que le gouvernement lui-même joue l'affrontement en précipitant le vote de la loi, le communiqué continue de demander au pouvoir "une autre réforme des retraites juste et efficace et l’ouverture de négociations avec les syndicats"... quand les secteurs en lutte exigent le retrait de la loi votée, comme cela s'était imposé lors du CPE. Le calendrier lui-même a la même fonction, en renvoyant à ce jeudi une journée nationale qui pouvait renforcer et développer la grève reconductible... et au samedi 6 novembre, où certains comptent bien enterrer du mouvement.
 
Une note interne de la CFDT sur le communiqué commun a d'ailleurs bien résumé sa fonction. Outre la volonté d'écarter Solidaires et FO de l'organisation des initiatives, celle-ci explique : "le communiqué ne soutient pas les "innombrables initiatives locales" (...) il met l’accent sur le respect des biens et des personnes" ce qui doit "permettre d’encadrer les initiatives en évitant radicalité et débordements. Ils sont, le cas échéant, des supports pour expliquer pourquoi on n’y est pas".
 
Quant à la suite du mouvement, les choses sont claires : "Les actions décidées le sont dans la perspective de la promulgation de la loi. Cela sous-entend, comme le dit la CFDT, qu’après cette promulgation, l’intersyndicale devra bien reconnaître que nous serons dans une autre configuration puisque nous ne voulons ni aller sur la contestation de la légitimité parlementaire, ni sur l’affrontement avec la présidence de la République".
 
La CGT, elle, dit que "le mouvement va continuer"... tout en maintenant coûte que coûte son front avec la CFDT, et même avec la CGC qui dénonçait la radicalisation du mouvement la semaine dernière. Elle multiplie les déclarations pour dire que le mouvement va se poursuivre sur les salaires, l'emploi, les conditions de travail, quand il s'agit de mettre toutes les forces pour faire céder le gouvernement sur les retraites, lui infliger une défaite politique dans la rue et par les grèves.
 
Sur ce soi-disant "élargissement" du mouvement à d'autres revendications qui est repris dans le communiqué, la CFDT résume là aussi clairement l'objectif : "le communiqué fait référence aux problèmes d’emploi, de salaires, de conditions de travail, d’avenir des jeunes qui sont aussi des motivations des salariés dans les mobilisations actuelles, mais en renvoyant à une prise en charge décalée par rapport au conflit des retraites pour éviter tout amalgame ou toute action globalisante" !
 
C'est cette politique pour se dégager du mouvement que Chérèque a mise en scène en direct lors de l'émission Mots Croisés, en proposant à Parisot, devant un silence assourdissant de Thibault, de nouvelles négociations sur l'emploi des jeunes et des seniors dans le dos du mouvement qui se bat contre ce pouvoir. Parisot a immédiatement répondu : "Je suis d'accord pour qu'on ouvre une délibération sociale, pour voir si on peut, sur ces sujets évoqués par François Chérèque, commencer à travailler ensemble (...) ce serait une bonne façon de passer à autre chose" ! Dès le lendemain, Lagarde et Woerth leur emboîtaient le pas. Mais le "scoop" de l'affaire, comme le silence de Thibault, laissent à désirer... Il est évident qu'à ce niveau-là, ce n'est pas de l'improvisation et que tout cela se négocie entre "partenaires sociaux". Borloo avait même annoncé deux jours auparavant : "Il y a une nécessité absolue de renouer le dialogue social", en parlant de "deux enjeux absolument vitaux : l'emploi des jeunes et celui des seniors" !
 
Mais l'ampleur du mouvement contre la politique du gouvernement est allée bien trop loin. Le bluff du recours au "dialogue social" ne pourra faire taire la contestation tant l'illégitimité du pouvoir est grande. Sarkozy avait pensé museler le mouvement par cette même politique du dialogue social jusqu'en juillet, pour mieux jouer l'affrontement sur sa réforme. C'est au contraire la contestation, l'affirmation de la grève générale à grande échelle et les idées de la lutte des classes qui se sont renforcées.
 
Nous n’avons pas gagné mais Sarkozy a perdu
 
Ces dernières semaines, la contestation de la légitimité du pouvoir comme le refus de payer "leur crise" se sont enracinés à la base, dans les équipes militantes, dans de larges fractions de travailleurs, dans la jeunesse.
 
Le mouvement face à la contre-réforme des retraites a franchi des étapes importantes. Des secteurs sont partis en grève reconductible (Raffineries, ports, SNCF, routiers, éboueurs, EDF, enseignants...), d'autres se sont mis en grève sur des initiatives locales, des blocages, des manifestations, s'organisant entre équipes militantes de différentes entreprises et de différents syndicats. Le mouvement dans la jeunesse lycéenne et étudiante s'est lui aussi développé avant les vacances, exigeant le retrait de la loi, se joignant aux cortèges de salariés et venant participer aux blocages. Des interprofessionnelles locales intersyndicales se sont multipliées, se sont aussi élargies aux étudiants, aux militants du mouvement malgré les pressions des appareils inquiets de voir les initiatives leur échapper. Au Havre, comme dans certaines villes, une AG interprofessionnelle de grévistes s'est mise en place pour organiser les actions, faire un journal de grève appelant à "poursuivre la lutte jusqu’au retrait du projet".
 
Utilisant les journées nationales comme autant de relais pour se construire, le mouvement s'est radicalisé, affirmant la légitimité de la lutte pour le retrait et celle de l'affrontement avec le pouvoir. La question de la grève reconductible et de la grève générale s'est ainsi débattue partout, en réponse à la stratégie des directions syndicales des journées d'action sans lendemain. L'idée de "bloquer le pays" s'est imposée largement, se traduisant dans des blocages pour soutenir la lutte des raffineries ou pour paralyser les aéroports, les centrales de distribution, etc. Le mouvement affirmait ainsi face au gouvernement sa propre légitimité, celle de ceux qui font tourner la société tous les jours face à ce gouvernement des riches par les riches, défendant les intérêts d'une infime minorité de privilégiés.
 
La démocratie de la lutte qui a commencé à se construire autour de ces interpros pose le problème de qui dirige la mobilisation et en définit les objectifs. Alors que la dimension politique de ce mouvement s'est renforcée, posant à la base le problème de l'affrontement face à Sarkozy, l'obstacle des directions syndicales qui craignaient les conséquences politiques d'un tel affrontement n'a pu être surmonté à un niveau suffisant pour donner confiance aux travailleurs dans leur force, pour étendre plus largement la grève reconductible dans le pays. Mais ce qui s'est construit est un acquis précieux pour la suite.
 
Faire vivre les acquis du mouvement en préparant le 6
 
Tout au long du mouvement deux politiques se sont de fait affrontées, la négociation ou le retrait. Cette divergence se combine à une autre, diriger par en haut, ou donner aux acteurs mêmes de la lutte les moyens de la diriger, de l’organiser, de la contrôler à la base. Il ne pourra y avoir un vrai mouvement d'ensemble, une grève générale sans une telle démocratie de la lutte, sans liens vivants entre les acteurs du mouvement, prenant en main leur propre lutte.
 
De même, sur le terrain politique, il nous faut discuter largement avec tous les militants du mouvement. La conscience de l'affrontement politique s'est renforcée, en particulier avec l'idée que la rue peut imposer le retrait de la loi comme pour le CPE. Mais l'objectif est d'une autre importance aujourd'hui. La lutte pour le retrait de la loi sur les retraites n'est pas la lutte sur un contrat de travail, c'est la lutte pour contester les politiques de rigueur mises en place par les gouvernements de droite comme de gauche partout en Europe. C'est la lutte pour refuser de payer la note de leur crise, la lutte contre la dégradation sociale qu'engendre le capitalisme et qui pose le problème de qui dirige la société.
 
Aller le plus loin possible des possibilités du mouvement aujourd'hui, c'est continuer de tisser des liens, mener la bataille pour la démocratie, tirer les leçons politiques de l'étape où nous nous trouvons. Quelle que soit l'issue dans les jours qui viennent, la question de la perspective politique à la lutte est posée.
 
Mais pas une perspective institutionnelle comme beaucoup s'apprêtent à le faire. Le PS, qui a voté à l'Assemblée l'allongement à 41,5 annuités avec la droite, est bien pressé lui aussi de voir la contestation rentrer dans le rang, à l'image de Hollande qui vient de déclarer : « Ce que nous avons à faire c'est que cette colère qui n'a pas trouvé son résultat social trouve sa traduction politique en 2012 » ! Quant au Front de Gauche, il en appelle dans les manifestations au "Front Populaire" en référence à Blum en 36, ce qui est déjà tout un programme. Une énième mouture d'union de la gauche, gérant ce système capitaliste dans le cadre des institutions et de l'Etat, se traduira par la même politique de plans de rigueurs et de reculs sociaux menée par les gouvernements de gauche en Europe aujourd'hui, au Portugal, en Espagne, en Grèce.
 
C'est sur le terrain de nos objectifs, de la lutte de classe, que la perspective politique se pose dès aujourd'hui. A partir des luttes elles-mêmes, de la politisation qui s'opère, le besoin d'un programme pour les luttes et pour faire face à la crise du système capitaliste devient une tâche indispensable. Un programme de défense des intérêts immédiats des opprimés et qui conteste, au nom de la légitimité de la rue et de la démocratie de ceux qui font tourner la société tous les jours, le droit que s'arrogent les classes dominantes de diriger toute la société.
 
Préparer le nouveau rendez-vous que l’intersyndicale a fixé pour le 6 novembre, c’est mener partout ces discussions, maintenir et faire vivre les liens qui se sont tissés les semaines passées, continuer, sans baisser les bras, le travail d’organisation à la base qui a été engagé. Le 6 sera l’occasion de dire avec le plus de force possible que le pouvoir et Sarkozy n’ont pas gagné, que la véritable démocratie, celle des travailleurs et des jeunes, gagnent en force et en confiance.

Laurent Delage