Le temps des maturations…

Quelques semaines après la fin du mouvement contre le report de l’âge de la retraite, l’heure est aux bilans, ou au moins aux retours sur le mouvement, dans les discussions au quotidien avec celles et ceux qui en ont été les acteurs, dans les initiatives, les rencontres qui visent à faire vivre les liens créés pour envisager la suite, ainsi que dans la presse, militante ou non.
 
Et cela alors que dans toute l’Europe la contestation s’étend face à l’offensive des possédants et des gouvernements. Des manifestations irlandaises à la grève générale du 24 novembre massivement suivie au Portugal ; de la grève sans préavis de la quasi-totalité des aiguilleurs du ciel en Espagne le 5 décembre aux luttes étudiantes italiennes, anglaises… l’affrontement entre les possédants et le monde du travail et la jeunesse s’accélère. La décision du socialiste Zapatero de faire signer par le roi d’Espagne le décret d’alerte nationale faisant appel à l’armée pour prendre la direction du contrôle aérien et venir à bout de la grève, avec menace d’emprisonnement pour les grévistes tombant sous le coup du code de justice militaire (une première depuis Franco…), en dit long sur la guerre de classe que s’apprêtent à mener les capitalistes et leurs gouvernements.
 
Les mesures prises contre les populations en Irlande, Espagne, Grèce… font écho chez les travailleurs en France, et les propos des dirigeants, tel Longuet annonçant « il faut sortir de l’euro ou des 35 heures », laissent peu de place au doute. Mais si la conscience de la gravité de la situation est bien là, dominée par la crise de la dette (52 % des personnes interrogées craignent l’aggravation de la crise en France après la Grèce et l’Irlande), si l’évidence s’impose que l’Etat est au service des possédants, comment se préparer à la prochaine étape et comment faire en sorte que ce qui a manqué cette fois soit demain au rendez-vous ?
 
Et si ce mouvement a eu un caractère inédit comme beaucoup se plaisent à le souligner, ce qui, ceci dit, est vrai de tous les mouvements, c’est bien parce que, dans le contexte de la crise, il s’inscrit dans la première phase d'un mouvement d'ensemble, de la mobilisation du monde du travail contre les riches et leur gouvernement.
 
Mesurer le rapport de forces
 
« Il y a des échecs qui ont le goût de victoire » disait un délégué de la raffinerie de Donges. Et il est sûr que si le mouvement n’a pas réussi à empêcher le recul de l’âge de départ en retraite, ceux qui ont mené le combat ont éprouvé une vraie fierté de faire face en masse au pouvoir, à tous ceux qui en appellent à la résignation, à la fatalité, à l’unité nationale. Le monde du travail n’a pas trouvé les moyens de faire payer un tant soit peu leur crise aux banques et aux capitalistes, mais ce slogan - et la conscience de cette nécessité - est devenu celui de toutes les manifestations. Pour tous ceux qui y ont participé, les choses ne sont plus comme avant. Bien qu’aujourd’hui nous soyons dans le creux de la vague, le reflux, l’expérience collective, riche et diverse, de centaines de milliers, de millions de travailleurs de toutes générations, de lycéens, qui ont renoué avec la lutte de classe, qui se sont réapproprié une identité collective, sera le terreau d’une nouvelle prise de conscience, d’un plus haut degré d’organisation. De ce point de vue, malgré l’échec du mouvement, le rapport de force est moins défavorable aux travailleurs.
 
Ce nouveau recul a bien sûr un coût immédiat pour les salarié(e)s sur l’âge de leur départ en retraite et le niveau des pensions, comme elle va avoir un impact sur le chômage des jeunes pour qui l’emploi va devenir d’autant plus difficile à trouver. Le gouvernement a remporté une manche importante et discute des prochaines attaques. Pour se préparer à y faire face, pour préserver les acquis du mouvement pour consolider le nouveau rapport de force, il est nécessaire de tirer les bilans, de prendre la mesure des obstacles auxquels le mouvement a été confronté, de la réalité des rapports de force, comprendre ce qui a manqué pour passer outre la volonté des confédérations syndicales d’éviter l’affrontement. En un mot, discuter de la politique dont le monde du travail et la jeunesse ont besoin, des instruments nécessaires pour élaborer, mettre en œuvre cette politique.
 
Contrainte au conflit par le pouvoir, l’intersyndicale s’est dérobée
 
La responsabilité des directions des grandes confédérations syndicales est au cœur des débats. Surestimée pour les uns, sous-estimée pour d’autres, elle n’en est pas moins bien réelle. A la différence de 2009, l’intersyndicale a été contrainte, par la politique de Sarkozy, de mobiliser davantage à partir du mois de septembre. Elle a ainsi appelé, pas très rapidement d’ailleurs, à des journées plus rapprochées. Elle ne s’est pas opposée aux luttes, mais sans rien faire pour les développer non plus, sans leur donner un plan, une politique, des objectifs clairs. Même la CFDT ou l’UNSA n’ont pu trouver matière à appeler à la fin du mouvement, Sarkozy n’ayant aucun « grain à moudre » à lâcher. Au contraire, il a poussé l’intersyndicale à aller plus loin qu’elle ne l’avait envisagé si elle voulait garder un crédit aux yeux des salariés.
 
Mais sur le fond, elle est restée sur la politique du « dialogue social », même si le pouvoir n’en voulait pas. Alors que la très grande majorité des grévistes et des manifestants se battaient pour imposer le retrait de la loi avec le souvenir de la lutte contre le CPE, l’intersyndicale réclamait de s’asseoir à la table des « négociations ». Se plaçant de fait sur le terrain de cette contre-réforme qualifiée de « nécessaire » même si « injuste », elle abdiquait par avance de l’affrontement pour faire céder le gouvernement en se refusant à assumer la dimension politique du mouvement.
 
Comme l’expliquait amèrement Grignard, secrétaire général adjoint de la CFDT : « les dés étaient pipés. Le pouvoir avait décidé de ne laisser aucun espace au dialogue social, alors que les syndicats ne voulaient pas mener le combat sur le terrain politique. Avec un cynisme incroyable, ce gouvernement a compté sur le sens de la responsabilité des syndicats ! ». Il aurait de toute évidence eu tort de s'en priver…
 
Une telle politique ne pouvait que mener à l’impasse, face à un pouvoir qui, lui, avait fait le choix de pousser à l’affrontement. Mais, par delà ces dérobades annoncées, des milliers de travailleurs, de lycéens, d’étudiants, ont repris le chemin de la lutte collective face à ce gouvernement des riches. C’est bien là l’acquis essentiel du mouvement.
 
« Encadrer le conflit, assurer l’unité syndicale »…
 
En refusant explicitement de mener le combat sur le terrain politique choisi par Sarkozy, l’intersyndicale ne pouvait que paralyser ceux qui, à la base, ne le craignaient pas et ont cherché à y faire face. Des interpros se sont créées dans nombre de localités, de régions, à partir de ceux qui, justement, essayaient de se donner un outil pour s’organiser et renforcer le mouvement. Elles ont posé le problème des objectifs de la lutte et de la démocratie, malgré bien souvent l’hostilité des appareils, en regroupant des équipes militantes sur la base du retrait de la loi. Même si ces interpros sont restées le fait de minorités militantes, radicales et actives ne parvenant pas à associer largement les travailleurs, les grévistes, dont beaucoup ne voyaient pas vraiment la nécessité de s’y investir, elles représentent un acquis important pour la suite. Un acquis qu’il s’agit d’entretenir car il ne pourra y avoir de vrai mouvement d’ensemble sans que les acteurs eux-mêmes de la lutte n’en prennent eux-mêmes la direction.
 
Le mouvement s’est épuisé par manque de perspectives, prisonnier de la politique de dialogue social des confédérations syndicales. La CFDT a été celle qui a formulé le plus clairement cette politique, Chérèque allant jusqu’à faire son offre de service à Parisot au moment où Sarkozy s’apprêtait à promulguer la loi… Et au nom du maintien de « l’unité syndicale », c’est de fait cette politique qui s’est imposée.
 
D’ailleurs, afin de bien tordre le cou à toute opposition entre sa politique et celle de la CFDT, Thibault a tenu à préciser : « Nous refusons le schéma d'un syndicalisme avec deux pôles, l'un dit "réformiste" et l'autre dit "protestataire". Il est faux de prétendre qu'il y aurait des organisations adeptes de la mobilisation et d'autres de la négociation : chacune doit articuler ces deux démarches ». L’objectif des mobilisations est donc indiscutable pour Thibault : c’est la « négociation », en l’occurrence d’une réforme juste… en opposition à ce que se fixaient bien des militants dans la rue : imposer le retrait de la loi, un mot d’ordre que l’intersyndicale a toujours refusé de reprendre.
 
Quant au responsable « retraite » de la CGT, Aubin, il expliquait cette semaine dans Médiapart : « Pour la CGT, l'objectif était à la fois d'encadrer le conflit, et d'assurer l'unité syndicale, au niveau national, local, et dans les entreprises. Ça a été un succès : on a mené la mobilisation de façon unitaire, et l'intersyndicale tient le coup depuis deux ans ». Certes l’intersyndicale « tient le coup »… mais elle est bien incapable de rendre les coups du gouvernement.
 
… Ou bien l’unité à la base pour faire face à l’offensive des possédants 
 
Le mouvement a mis en lumière l’opposition entre deux politiques, deux volontés d’unité : d’un côté celle des militants qui préparaient l’affrontement, voulaient « bloquer l’économie » et ont essayé de se donner des modes d’organisation démocratique, à la base, dans les interpros ; et de l’autre côté celle de Chérèque, Thibault and Co qui « encadraient » dans la perspective du « dialogue » avec les « partenaires » que sont Sarkozy, Parisot ou Lagarde.
 
L’expérience de ces deux orientations a été vécue de façon concrète, même si c’est à différents niveaux, par des milliers de militants. Ce sont les acquis de ces expériences qu’il s’agit de faire vivre aujourd’hui en en tirant ensemble les leçons politiques. Il est difficile de quantifier les choses et de prévoir les prochaines étapes, mais s’il y a une certitude, c’est que ce mouvement a participé de la reconstruction de la conscience d’appartenir à une classe face à la classe des riches, des financiers, des industriels et de leur gouvernement, de la nécessité d’opposer à leur dictature la démocratie des travailleurs.
 
Ces acquis sont d’autant plus importants que les pressions ne manquent pas, de la part des appareils, pour reprendre la politique du « dialogue social » avec le pouvoir comme si rien ne s’était passé. Les directions confédérales de la CGT et de la CFDT annoncent une recrudescence d’adhérents, venant conforter selon eux la politique suivie lors du mouvement. En même temps, ils se préparent déjà à aller discuter avec le gouvernement et le patronat des prochains mauvais coups, comme le fameux chantier de la « dépendance » que le gouvernement veut utiliser ouvertement pour poursuivre le démantèlement de la Sécurité sociale en servant les intérêts des assurances privées.
 
Mais s’il y a une montée de syndicalisation dans certains secteurs, elle exprime surtout le besoin de nouveaux travailleurs de participer à l’action collective, aux résistances. Elle est l’expression d’une radicalisation et d’une volonté de s’organiser et pas un soutien à la politique de « diagnostic partagé » des confédérations. De ce point de vue, les derniers résultats de la CGT lors des élections professionnelles sont symptomatiques. Elle a chuté de 7 points chez GDF Suez, de 5 dans les Crous, de 4 chez ErDF-GrDF. Cette baisse s’est faite parfois clairement à l’avantage de SUD, comme à la RATP où la CGT recule de 4 points alors que SUD passe de 6,7 % en 2006 à 14 %. Même si parfois ce sont des syndicats moins combatifs qui ont progressé, cela témoigne du désarroi ou du désaveu de bien des militants de la CGT et de leur milieu par rapport à la politique confédérale. Pour beaucoup, le refus d’appeler clairement à la généralisation de la grève, sous le prétexte du maintien de l’unité, est une dérobade.
 
Engluées dans leur rôle de « partenaires sociaux », les directions des grandes confédérations syndicales n’ont d’autre politique, dans une période de brutale offensive des classes dominantes et du pouvoir qui les sert, que l’accompagnement des mauvais coups. Pour eux, la mobilisation bien « encadrée » des travailleurs ne sert qu’à obtenir une meilleure position dans d’hypothétiques « négociations » que le gouvernement ne veut même pas leur concéder.
 
Le mouvement que nous venons de vivre confirme, au contraire, toute l’importance de la construction d’un syndicalisme de lutte de classe qui défende, face à la crise globale du capitalisme,  les intérêts des salariés avec la même détermination que le font les classes dominantes pour défendre les leurs. Au lieu de se justifier comme le font les directions syndicales, de réclamer une « réforme juste » à ceux-là même qui veulent frapper fort contre les travailleurs, il s’agit d’affirmer toute la légitimité de nos exigences : les 300 € d’augmentation de salaires, l’interdiction des licenciements, le partage du travail entre tous, etc.
 
Pour les obtenir, c’est bien un mouvement d’ensemble qu’il s’agit de construire, une grève générale où les travailleurs pourront prendre les choses en main au cours de la lutte. Mais pour y parvenir, des étapes de maturations politiques, des expériences comme celle du mouvement sur les retraites sont indispensables afin que les travailleurs puissent diriger démocratiquement leurs luttes et déborder largement les cadres institutionnels pour contester aux possédants leur rôle de direction. C’est une telle étape politique qui commence, nourrie par l’accentuation de la crise de l’économie capitaliste et par la révolte qu’elle suscite en Europe.
 
Armer la colère contre ce pouvoir des riches d’une perspective politique
 
Préparer la suite, c’est discuter de la politique nécessaire pour les mobilisations, pour défendre les intérêts du monde du travail au moment où les grands partis imposent le débat sur 2012 pour canaliser la révolte populaire sur le terrain électoral.
 
Beaucoup discutent aujourd’hui du « débouché politique » qui, pour la gauche libérale comme pour la gauche antilibérale, ne peut être qu’institutionnel. Le PC comme le PG, tout en affirmant ne pas vouloir se faire prendre au piège de 2012 ni se soumettre au PS, justifient ainsi la séparation du social et du politique. Aux partis la charge du débouché politique tandis que les syndicats s’occupent du mouvement… et surtout chacun son domaine réservé comme le rappelait Mélenchon pendant le mouvement. D’un côté il clamait qu’il fallait suivre les syndicats pendant que de l’autre, il lançait la pétition pour un référendum… en pleine mobilisation. Une telle campagne pour un référendum, même maintenant où le mouvement a reflué, ne fait que renvoyer tout le monde sur le terrain des institutions, puisqu’il faudrait obtenir l’accord de ce même Parlement illégitime qui vient de faire passer sa loi. Sans parler de la question posée par un tel référendum… les 60 ans ? Pour ne pas parler de l’allongement de la durée de cotisation voté par le PS ?
 
Il y a une discussion politique à mener largement aujourd’hui pour que la nouvelle conscience issue du mouvement se donne ses propres objectifs politiques sans se laisser enfermer dans l’impasse institutionnelle de l’alternance au service des classes possédantes. C’est bien sur le terrain de cette nouvelle conscience de classe qui émerge qu’il nous faut discuter. Des millions de travailleurs viennent de dire leur refus du chantage du gouvernement, leur refus de payer pour les banquiers pour lesquels les Etats européens ont déboursé 1100 milliards d’euros en 2009 ! Ce refus pose la question du pouvoir, de qui dirige au service de quels intérêts.
 
Le débat est bien dominé par la question de la dette et des déficits. Les luttes qui se déroulent dans les différents pays d’Europe montrent à quel point les gouvernements de droite comme de gauche mènent la même politique au service des plus riches. Une prise de conscience s’opère en profondeur, mesurant que l’Etat n’est pas neutre, mais bien une machine soumise aux intérêts des banques, des financiers et des multinationales quelque soit le gouvernement en place.
 
Aujourd’hui, il s’agit d’armer cette prise de conscience pour qu’elle se convainque elle-même que les exigences du monde du travail, en particulier sur la question des salaires qui commence à se poser partout, sont légitimes, qu’elles servent les intérêts de la collectivité contre les classes possédantes.
 
En annonçant le gel des salaires des fonctionnaires pour 2011, en préparant le refus du « coup de pouce » au Smic pour la 5ème année consécutive, le gouvernement soutient l’ensemble du patronat dans sa politique de recul des salaires. Alors que les NAO, les négociations salariales annuelles dans le privé, démarrent dans une série d’entreprises, des grèves éclatent, chez Tati, Eminence, Avenances, dans les Tramway à Toulouse, de fait dans la foulée du mouvement. Les réseaux de solidarité, les liens entre équipes militantes, peuvent donner confiance dans la lutte pour les salaires et les succès des uns peuvent entraîner les autres.
 
Comme pour les retraites, la question est bien celle du partage des richesses. Sur les sept dernières années, 24 groupes du CAC 40 croulant sous les profits ont augmenté leur masse salariale par employé de seulement 8 % en moyenne, alors que les dividendes par action gonflaient de 110 % ! C’est bien cela une des causes de la crise, la course au profit, à la rentabilité financière au détriment des salariés, de toute la société.
 
Le NPA a un rôle important à jouer dans cette situation, en s’appuyant sur les acquis du mouvement pour renforcer cette conscience de classe, regrouper travailleurs, équipes militantes autour d’une politique qui rompe avec le « dialogue social » et s’affranchisse des pressions du pouvoir et des patrons.
 
La question sociale est, avec celle de la démocratie, la question politique essentielle et il s’agit de se déployer pour amplifier cette prise de conscience issue du mouvement, en l’armant d’une perspective politique. Cela signifie débattre largement des réponses anticapitalistes face à la crise et d’un programme de lutte pour les intérêts immédiats du monde du travail qui pose la question de qui dirige, qui contrôle les richesses créées par le travail collectif. Convaincre le monde du travail, la jeunesse que l’avenir même de la société dépend de sa capacité à intervenir directement pour défendre ses propres exigences non seulement sur le terrain social, mais aussi sur le terrain politique pour en finir avec la dictature des financiers et faire vivre une véritable démocratie, une démocratie révolutionnaire. Œuvrer patiemment, quotidiennement sur les lieux de travail, dans les quartiers et parmi la jeunesse, au sein des organisations syndicales aux maturations en cours…
 
Laurent Delage, Isabelle Uffert