Camarades du Front de gauche, discutons programme et moyens

A l’issue de la conférence nationale du NPA, qui vient de décider de la candidature de Philippe Poutou pour les élections présidentielles, Jean-Luc Mélenchon a déclaré que les militants « en déshérence » du NPA étaient les « bienvenus » au Front de Gauche. Bien curieuse façon de débattre, qui renvoie à ses déclarations accusant les mêmes militants de vouloir « faire des fractions et des batailles pour des virgules sans s'intéresser aux élections »… Comme si la question du programme ou des perspectives étaient secondaires, surtout au regard d’un passé plutôt récent où lui comme Marie-Georges Buffet, anciens ministres de Jospin, participaient à un gouvernement qui privatisait plus que la droite avant lui.

Pour notre part, nous ne sommes pas en concurrence ni rivaux et nous nous félicitons de l'apport du Front de Gauche à la critique du capitalisme, mais nous pensons qu'il s'arrête en chemin. Face à la gravité de la crise, cette question du programme n’est pas une question de « virgules », elle doit se débattre entre tous les militants qui veulent inverser le rapport de forces, en finir avec le parasitisme de cette infime minorité de financiers et de ceux qui les soutiennent.
 
Le désaccord de fond repose bien sur la question du rapport aux institutions et, en conséquence, au Parti socialiste. Comme le dit le Front de Gauche dans sa lettre ouverte au NPA lors de la conférence nationale, son objectif est de « bouger le rapport de forces à gauche », c’est-à-dire rester dans la perspective d’une nouvelle mouture d’union de la gauche, véritable impasse face à la crise du capitalisme.
 
Lors de son meeting du 29 juin, Mélenchon a réaffiché cette perspective : « J'étais le bruit et la fureur ; aujourd'hui, je suis le candidat du rassemblement », appelant le Front de Gauche à être « le pôle de stabilité de la gauche ». Tout cela, sur fond de défense de la "République" par les appels au « peuple souverain » et à la « résistance ».
 
Peser sur le PS ? Comment penser y parvenir quand celui-ci, dans son programme, affiche l’objectif de « Redresser la France » sans dire un mot sur les gains de productivité réalisés par les capitalistes ces dernières années ! Pas un mot non plus sur la nationalisation des banques ou sur l’illégitimité de la dette.
 
Bien au contraire, le texte du PS pour 2012 annonce clairement la couleur : « Les Français le savent, des efforts seront demandés pour rétablir la situation ». L’exemple des retraites est particulièrement significatif, après les luttes de l’automne dernier, puisque le PS parle de revenir sur la retraite à 60 ans… sans toucher à l’allongement des annuités de cotisation qu’il a voté au Parlement avec la droite ! Il postule clairement à mener la même politique que les autres partis de gauche en Europe.
 
La question du PS rejoint celle de quel type de gouvernement pourrait mettre en œuvre une politique pour faire payer les responsables de la crise. Comment penser que les institutions telles qu’elles sont, avec les lois et traités protégeant les intérêts des actionnaires et des banquiers, pourraient tout d’un coup, par en haut, servir les intérêts des opprimés ?
 
Toutes ces questions qu’il nous faut débattre se retrouvent dans le « programme partagé » que vient de sortir le Front de Gauche : « Ce que nous voulons : L’humain d’abord ! ». Au mieux, celui-ci formule une série de mesures, sans dire les moyens et par quelle politique les imposer. Mais sur le fond, il reste dans le cadre de « l’ordre républicain », du système, des institutions de cet État en crise.
 
Des proclamations et des mesures timides sur le fond
 
Ainsi, sur la question des salaires, le « programme partagé » annonce un passage immédiat du SMIC à 1 600 € brut, comme la CGT qui vient au passage de le réévaluer à 1 700 € brut. Pour le reste, il évoque le passage à 1 600 € net pendant la mandature sans plus de précisions et il reste dans le flou sur la revendication des augmentations de salaires pour rattraper les retards cumulés depuis des années ainsi que la flambée des prix actuelle. Il en appelle à la « convocation d’assemblées régionales et nationale pour l’emploi, les qualifications et les salaires » qui n’est pas sans rappeler la position du PS qui parle d'une « conférence salariale » sans rien chiffrer. Mais de quoi s’agit-il ? D’assemblées de « partenaires sociaux » avec les résultats que l’on connait ? Comment aborder la question des salaires sans poser le problème du rapport de force et de la nécessité de construire une réelle lutte d’ensemble pour reprendre la part extorquée par les profits ces dernières années ?
 
Dans un tel objectif, les mesures immédiates du SMIC à 1 600 € net et d’augmentations de 300 € dans la fonction publique seraient le meilleur moyen d'entrainer l’ensemble des travailleurs du privé à exiger leur dû face aux capitalistes… A l’inverse du gouvernement aujourd’hui, qui encourage tous les patrons à bloquer les salaires par le gel des salaires des fonctionnaires.
 
Sur la question des licenciements et de la précarité qui font des ravages aujourd’hui avec la crise, le texte en reste à des formules très générales : « Rétablir le droit au travail, à l’emploi », « l’emploi pour tous est une nécessité », sans donner un contenu concret à ces déclarations.
 
Les quelques mesures envisagées face aux licenciements restent timides sur le fond : « En plus des nouveaux droits donnés aux salariés et aux comités d’entreprise en cas de licenciement et de délocalisation, nous rétablirons l’autorisation administrative de licenciement. Nous interdirons les licenciements boursiers ainsi que la distribution de dividendes pour les entreprises qui licencient ». Le texte accepte déjà, de fait, le principe des délocalisations, sans formuler une politique pour s’y opposer. Mais même sur les mesures envisagées, rien n’est précisé. Qui interdira les « licenciements boursiers » ? L'État, qui protège la propriété privée des actionnaires ?
 
Concernant la lutte contre le chômage, on retrouve même la politique d’aides aux entreprises, qui n’ont amené que des cadeaux au patronat. Le programme contient ainsi des formules comme : « Le soutien de l’État et des pouvoirs publics aux PME-PMI, lesquelles sont aujourd’hui les plus créatrices d’emplois, sera renforcé » ou même « les aides aux entreprises seront soumises à des règles strictes. Elles seront modulées en fonction du niveau des exigences sociales et environnementales qu’elles respecteront »… Rien de bien nouveau !
 
Ces aides n’ont empêché en rien le chômage de progresser depuis des années, par contre, elles ont grevé les budgets des caisses de retraites, de Sécurité sociale et permis au patronat d’empocher de l’argent public qui aurait été utile à la collectivité.
 
Face aux licenciements et aux dégâts du chômage, il y a urgence à imposer des mesures autoritaires, démocratiques, défendant l’intérêt général face à la propriété privée des actionnaires. Qui peut les appliquer si ce n'est les salariés en lutte ? C’est le sens des mesures d’interdiction des licenciements et de partage du travail entre tous. De telles mesures ne peuvent être prises par un gouvernement respectant les cadres juridiques de la machine d’État, qui défend avec ses juges, ses policiers, ses hauts fonctionnaires, la sacro-sainte propriété du patronat. Au contraire, elles ne peuvent prendre corps que par la mobilisation des principaux intéressés, par le contrôle direct des travailleurs sur les livres de compte et sur la marche des entreprises.
 
Sur les services publics, le texte parle d’« abrogation des lois de libéralisation du rail » par exemple, mais il est plus évasif quand il réclame un « moratoire sur toutes les politiques de déréglementation de l’énergie », sans dire explicitement l’objectif recherché. De même sur l’eau, il parle de « maitrise publique », d’« appropriation sociale » ou de « grand service public », sans préciser clairement quelles mesures seraient nécessaires. Pourquoi ne pas revendiquer purement et simplement le retour aux régies publiques et l’expropriation des trusts de l’eau et de l’assainissement qui ont fait des profits colossaux sur le dos des usagers ? Ce genre de position renvoie aux multiples « délégations de services publics » votées dans les collectivités locales par les élus du PC, du PG dans le cadre des majorités avec le PS. La formule est même reprise : « la délégation de service public sera strictement encadrée »... alors que celles-ci ont abondamment servi à donné des marchés au secteur privé.
 
Sinon, pour ce qui est de la défense générale des services publics, le texte combat la RGPP, les suppressions de postes, en défendant « leurs missions au service de l’intérêt général en dehors de toute contrainte de rentabilité financière ». Mais là encore, sans dire quels moyens se donner pour combattre leur mise en pièce, en particulier face à la politique de l’Union Européenne et à toutes les privatisations menées par les gouvernements successifs.
 
La question des moyens est pourtant essentielle et pas seulement pour ce qui est du chiffrage de telle ou telle mesure. Il s’agit surtout des moyens politiques d’agir, face aux lois, face aux règlements mis en place ces dernières années pour protéger la « concurrence libre et non faussée », pour défendre les intérêts des financiers qui se taillaient des marchés juteux dans les services publics de l’électricité, de l’eau, de la santé, de la communication, etc.
 
Poser la question en ces termes, c’est poser celle d’un programme capable d’unifier les luttes des travailleurs en posant la question centrale de qui dirige, qui contrôle la société.
 
Ce problème essentiel se retrouve sur la question centrale de la dette, véritable pompe à richesses au profit des banques aujourd’hui. Là encore, le texte fait des proclamations générales : « Reprendre le pouvoir aux banques et aux marchés financiers », « Libérer les finances publiques des griffes des marchés financiers ». Mais il ne formule rien sur le terrain de l’annulation de cette dette illégitime. Il explique au contraire : « Nous agirons pour le réaménagement négocié des dettes publiques, l’échelonnement des remboursements, la baisse des taux d’intérêt les concernant et leur annulation partielle ».
 
Dans le même ordre d’idée, le « pôle public financier » prôné par le Front de Gauche se moule dans le cadre des institutions actuelles, au niveau national comme de l’Union européenne. Fait révélateur, le texte parle de « nationalisation de banques et compagnies d’assurance », en restant dans le flou sur la liste qu’il envisage.
 
L’annulation de la dette est pourtant bien le seul moyen de s’en prendre réellement au pouvoir des banques, comme à celui de la Bourse en sapant les bases de leur parasitisme sur toute l’économie. Ce n’est que par un tel démantèlement des institutions financières que nous pourrons mettre en œuvre une réelle socialisation du secteur bancaire, sous contrôle démocratique.
 
Le « programme partagé » reste ainsi suspendu en l’air, annonçant des mesures sans la politique pour les imposer. Du coup, il reste dans le vague sur toute une série de questions. Ainsi, la planification écologique est présentée sans mesures déterminées, autoritaires, s’appuyant sur le contrôle de la population face à l'incurie du système capitaliste pour qui seul le profit compte. Sur la question du nucléaire, seul un « référendum » est envisagé, sans formuler une position claire sur les enseignements de la catastrophe de Fukushima, sans envisager une sortie programmée du nucléaire.
 
Mais ce programme reprend aussi des thèmes franchement problématiques, comme celui de l’insécurité, où il réclame davantage de... commissariats dans les quartiers populaires : pas un mot sur le combat contre « l'insécurité sociale » ou sur la question de l’organisation démocratique de la population dans ces quartiers face à la profonde dégradation des services publics ! De fait, il se retrouve à défendre « l'ordre républicain ».
 
Le terrain de la « République » et du nationalisme
 
Le programme du Front de gauche reste sur le terrain des institutions, invoquant la formule d'une « 6ème république » sans contenu, hors de toute intervention directe des masses sur leur propre terrain, celui de la lutte sociale et pas des élections.
 
Ce programme ne se donne pas comme objectif de renforcer le niveau de conscience, de tracer la perspective d'un gouvernement des travailleurs issu des mobilisations face à ce pouvoir des riches et s'appuyant sur les formes démocratiques d'organisation nées de telles luttes. Seul un tel gouvernement aurait la détermination politique mais aussi la force, par l'intervention directe des salariés, des employés, de la population, de prendre les mesures radicales qui s'imposent aujourd'hui face à la crise.
 
Au lieu de raisonner la politique face à la crise sur un terrain de classe, le Front de Gauche n'a plus d'autres perspectives que de tenter de peser dans une « majorité à gauche »… alors que le PS et EELV font tous les gestes politiques vers la droite.
 
Par contre, si le texte ne se situe pas sur le terrain de lutte de classes, il regorge de références à la « nation », à la « souveraineté » et autres déclarations flattant le nationalisme. Certes, dans le « programme partagé » tel qu’il est sorti en juin, le Front de gauche ne fait pas de référence à la sortie de l’Euro ou de l’Union Européenne. Mais des mouvements comme le M'pep (Mouvement politique d'éducation populaire) de Nikonoff, qui a participé aux campagnes électorales du Front de gauche ainsi qu'au débat sur le « programme partagé », comptent bien pousser dans ce sens. Il vient de publier une critique de ce programme sans moyens, sans précisions, irréalisable du point de vue même des institutions pour tenter de faire bouger le texte sur le terrain d'une politique de repli national face à l’UE.
 
Musique que Mélenchon reprend d’ailleurs à son compte, comme à propos de la Grèce où il explique : « Ce que les agresseurs financiers de la Grèce n'ont pas vu venir, c'est le patriotisme grec »... Non, c’est la lutte de classe qui se déroule en Grèce, comme en Espagne ou dans les pays arabes. Quant au nationalisme, c’est le pire piège qui pourrait se refermer sur les opprimés en lutte, dans le but de dévoyer leur révolte sur un terrain qui n’est pas le leur.
 
Affirmer un programme anticapitaliste pour les luttes qui pose la question du pouvoir
 
Face à la crise, il y a urgence à formuler un programme pour la lutte de classe justement, qui parte des besoins immédiats des classes populaires. Un programme pour renforcer toute la légitimité des luttes actuelles sur les salaires, en revendiquant le SMIC à 1 600 € net, des augmentations de 300 € et la mise en place de l’échelle mobile des salaires basée sur un contrôle démocratique des prix. Face au chômage, il faut imposer l’interdiction des licenciements, la réquisition des entreprises qui veulent délocaliser, en appelant les salariés à contrôler eux-mêmes la marche des entreprises. Il y a aussi urgence à embaucher dans les services publics, à combattre la politique du gouvernement qui opère des coupes claires dans les budgets sociaux pour payer la dette creusée par sa propre politique. Tout comme il nous faut combattre la politique plus globale de l’État, qui défend le droit d’une infime minorité de s’approprier une part considérable du travail collectif. Face à la finance, il faut exiger l'annulation de cette dette illégitime.
 
L’ampleur de la crise ne permet pas de rester au milieu du chemin. Le capitalisme n’a plus de marges de manœuvres et son objectif est clairement de maintenir son taux de profit coûte que coûte, quitte à faire payer cher les peuples, les couches populaires. C’est pour cela que nous débattrons dans cette campagne, d’un programme pour les luttes, qui pose la question du pouvoir, en posant l’urgence de mettre en œuvre des mesures autoritaires vis-à-vis des parasites de la finance et des capitalistes, c’est-à-dire de construire la vraie démocratie au service de l’immense majorité de la population.
 
Alors oui, mener ce combat nécessite la plus grande unité, celle entre les forces de la classe ouvrière et de la jeunesse, comme le montre la situation en Grèce et en Espagne, sur le terrain où se joue réellement notre sort, celui des luttes sociales.
 
Laurent Delage