Contre la droite dure et face à « la gauche molle », L’humain d’abord ou... la lutte des classes ?
A
l’occasion des manifestations du 11 octobre, les militants
du Front de gauche vendaient largement leur programme L’humain
d’abord, publié pour la Fête de l’Humanité.
L’introduction annonce qu’« il veut provoquer et nourrir
le débat politique », et on ne peut que souhaiter un
tel débat, tant il est nécessaire entre militants et partis
qui partagent la volonté de combattre la droite et l’extrême
droite, de faire reculer la gauche libérale, d’apporter des
réponses face à la crise et au recul social.
Cette
semaine, suite à l’élection de Hollande à la primaire, J. L.
Mélenchon a réaffirmé cette exigence d’un débat public,
cette fois plus précisément en direction du candidat du PS,
pour confronter les programmes : « je vais tellement
secouer Hollande qu'il va être obligé de bouger. … Et plus
il lâchera, plus il me renforcera. … C'est ma stratégie de
conquête du pouvoir et de l'hégémonie à gauche. Ensuite,
on arrivera à l'épisode numéro trois : fait-on quelque
chose ensemble ? » a-t-il déclaré à Médiapart
(interview du 17 octobre). La confrontation est certes
nécessaire pour contester l’orientation libérale du PS, mais
de là à envisager de lui imposer une autre politique et de
faire quelque chose avec lui… bien des militants du Front de
Gauche doivent penser comme nous que cela ne correspond pas
vraiment au rapport de forces actuel, ni aux réalités
politiques des différents protagonistes.
Nous
ne croyons pas qu’il soit possible d’imposer à la gauche
libérale d’autres choix que les siens, choix qui reflètent
son enracinement dans les institutions, ses liens avec
l’ordre établi, sa dépendance vis-à-vis des classes
dominantes.
Le
problème de celles et ceux qui veulent résister à
l’offensive libérale est bien de construire une force
politique indépendante du PS. Et le premier débat nécessaire
n’est-il pas à mener entre ceux qui se reconnaissent du même
camp social ? Ceux qui veulent défendre les intérêts des
travailleurs, des classes populaires ont besoin
effectivement d’échanger sur le programme, le contenu. De ce
point de vue, la lecture de L’humain d’abord pose
bien des questions, notamment sur les mesures immédiates qui
sont proposées et sur les moyens de les appliquer. Et la
première question urgente est bien quelle action mener pour
combattre la finance, les agences de notations, faire face à
la dette ?
Quelle
politique face à la crise de l’endettement public ?
Le
Front de Gauche explique que « la dette de tous fait la
rente de quelques uns » (p. 33) et il propose, dans sa
7ème partie sur l’Europe, « le réaménagement
négocié des dettes publiques, l’échelonnement des
remboursements, la baisse des taux d’intérêts les
concernant et leur annulation partielle. Nous exigerons
des moratoires et des audits sous contrôle citoyen »
(p. 70). On voit bien des différences avec les autres partis
de gouvernement, sur le rythme, sur un refus partiel, sur la
volonté d’engager un rapport de forces face aux
actionnaires… mais aussi un point commun, l’acceptation du
remboursement.
Pourquoi
le Front de Gauche n’ose-t-il pas affirmer, comme les
anticapitalistes, que la dette est illégitime, qu’elle est
le produit de décennies de politiques antisociales, et qu’un
gouvernement soucieux de répondre aux besoins de la
population déciderait en urgence de ne pas la rembourser,
pour consacrer les dizaines de milliards ainsi libérés
chaque année à la satisfaction de ces besoins ? Il n’y a pas
d’entre deux sur cette question, et l’évolution de la crise,
semaine après semaine, le montre de plus en plus.
Alors,
bien sûr, pour des « moratoires », des « audits »,
une « annulationpartielle », s’il s’agissait de
construire largement dans l’opinion l’idée que la dette est
illégitime pour aller vers une annulation complète, ce
serait très bien, mais cet objectif n’est jamais affirmé. Le
programme va même à l’inverse, puisque le Front de Gauche
reprend un raisonnement favorable à l’endettement comme
moteur indispensable au capitalisme : « le déficit public
… permet de remplir le carnet de commande des entreprises
et de stimuler la création de richesses et d’emplois,
bases des recettes fiscales » (p. 33). Ce qui est
incontestable dans le cadre de la logique de l’économie de
marché mais qui est à l’origine même de la crise actuelle.
Ce raisonnement d’un prétendu cercle vertueux où l’argent
public fait tourner les entreprises privées qui en retour
créent des emplois et payent des impôts qui alimentent les
caisses publiques… est finalement bien respectueux du
capitalisme : l’encadrer, le réguler, mais pour son bien,
pour le sauver de lui-même, de ses excès. Un bon capitalisme
opposé au « capitalisme financier » qui est visé…
Sauf que cela est une impasse, il n’y a pas de retour en
arrière possible si tant est que ce capitalisme ait jamais
existé.
On
retrouve exactement la même attitude par rapport aux
banques, dans la partie 2, « Reprendre le pouvoir aux
banques et aux marchés financiers » (p.29). Le titre
est prometteur, mais le contenu beaucoup moins, puisqu’il
s’agit uniquement d’un « contrôle social des banques
privées » et de la création d’« un pôle financier public
par la mise en réseau des institutions financières
publiques existantes, des banques et assurances
mutualistes et la nationalisation de banques et de
compagnies d’assurances » (p. 34-35). On comprend
donc qu’une partie de la finance resterait privée avec un
contrôle accru, et que l’autre partie serait mise en réseau,
sans pour autant être totalement nationalisée. La
concurrence continuerait de régner, et avec elle, la logique
du profit financier, de la rentabilité, qui poussent toutes
ces institutions, qu’elles soient publiques, privées, à
spéculer, à jouer avec la dette des Etats, etc.
Comment
apporter des réponses à ces problèmes, si on ne part pas du
fait que ce sont des intérêts irréconciliables qui opposent
les capitalistes au reste de la population ? C’est bien
parce que les intérêts des actionnaires privés sont
surpuissants que le NPA avance l’objectif d’« exproprier
le secteur financier, socialiser le crédit au service des
besoins sociaux » (Nos réponses à la crise,
adopté au Congrès du NPA de février 2011),sous contrôle des
travailleurs.
Des
mesures bien timides
Impossible
ici d’aborder les neuf parties du programme, et notre but
n’est pas de débusquer les points faibles mais de discuter
de quelques mesures ou raisonnements qui structurent
l’ensemble et sont au cœur du débat.
Par
exemple, le programme populaire partagé affirme dans le
paragraphe « éradiquer la pauvreté » (p. 16) : « aucun
revenu ne pourra être fixé sous le seuil de pauvreté
(environ 800 euros par mois) ». D’abord, remarquons
que pour beaucoup d’organismes, ce seuil est à 950 euros et
pas à 800. Certes, alors que plus de huit millions de
personnes touchent moins, on pourrait voir cet objectif
comme un progrès. Mais la vraie question est simple :
peut-on vivre avec 800 euros par mois ? Est-ce un objectif
digne d’un programme qui veut satisfaire les classes
populaires ? La réponse est deux fois non.
Quand
on définit des mesures sociales, il faut savoir si on part
des besoins humains, ou d’un prétendu « réalisme »
économique. Le NPA donne pour objectif un revenu minimum
immédiat (smic et minima sociaux) à 1600 euros nets, le
double, justement parce que la hausse des prix et des loyers
rend impossible de vivre en-dessous de ce revenu. « Irréaliste »,
« démagogique »… ce sont en général les qualificatifs
qu’on peut entendre, l’économie ne le permettrait pas. Là
encore, nous revenons à une question de choix : rupture
anticapitaliste ou pas ? Jusqu’où sommes-nous prêts à aller
pour imposer une autre répartition des richesses ?
Ailleurs,
à propos de la démocratie au sein des entreprises (6ème
partie sur la 6ème république), le programme
affirme : « la constitution renforcera les pouvoirs du
citoyen là où il travaille, en reconnaissant la
citoyenneté d’entreprise […] le pouvoir économique
ne sera plus entre les mains des seuls actionnaires, les
salariés et leurs représentants seront appelés à
participer aux choix d’investissements des entreprises en
tenant compte des priorités sociales, écologiques et
économiques démocratiquement débattues » (p. 62). On a
l’impression qu’un consensus pourrait être trouvé sans tenir
compte de la lutte des classes. Mais l’évidence même est que
l’intérêt économique, social et écologique des actionnaires
n’est pas du tout le même que celui des travailleurs. Et le
débat démocratique n’y changerait rien. Combien de fois des
patrons ont-ils imposés des reculs sociaux aux salariés en
leur arrachant leur consentement lors d’un vote
« démocratique », par le chantage à la fermeture de
l’entreprise ?
On
retrouve cette faiblesse sur la question des licenciements,
« nous instaurerons un droit de veto suspensif sur les
licenciements et l’obligation d’examiner les
contre-propositions présentées par les syndicats » (p.
62). Et une fois la suspension terminée, une fois l’examen
des contre-propositions fait… que se passe-t-il ? Pourquoi
se limiter à l’interdiction des « licenciements boursiers »
(p. 18) (qu’est-ce que cela signifie réellement ?) et ne pas
affirmer clairement l’interdiction des licenciements comme
le fait le NPA, et l’extrême gauche depuis 1995 ? Qu’est-ce
qui gêne dans cette revendication ? Son absence de réalisme…
ou un choix qui s’adapte aux rapports de classes actuels en
affirmant qu’entre le droit du patron et celui du salarié,
c’est le second qui doit primer ? Il s’agit bien de garantir
un emploi à toutes et tous en imposant la répartition du
travail existant et la réduction du temps de travail. Soit
ce sont les intérêts du capital qui dirigent, soit ce sont
ceux des travailleurs, il faut en tirer les conséquences
pour construire des perspectives encourageant les luttes et
les mobilisations.
La
perspective d’un bon gouvernement de gauche ?
Mais
d’une certaine façon le fond du problème n’est pas tant les
faiblesses et limites du programme, bien réelles cependant,
que les moyens pour le mettre en œuvre qui condamnent en
fait le Front de gauche à l’impuissance. Pour appliquer ces
mesures, le programme donne comme objectif une victoire aux
élections. Dans son introduction, il affirme que « dans
cette période exceptionnelle, la présidentielle et les
législatives de 2012 seront bien davantage qu’une énième
échéance électorale », en précisant « quand le
peuple tout entier sera appelé à exercer sa souveraineté
et dire où il voit l’intérêt général, il peut ouvrir le
premier acte de cette révolution citoyenne » (p. 9).
Le programme se donne donc pour but « qu’un gouvernement
de gauche fasse du bon travail et ouvre une issue à la
crise » (p. 11), il répète à l’infini les « nous
ferons », en affirmant qu’il « faut rompre avec les
politiques suivies par les gouvernements au pouvoir ces
dernières décennies » (p. 9).
Il
faut quand même s’interroger sur le rôle des institutions :
le Front de Gauche croit-il réellement que l’appareil d’Etat
qui met en œuvre depuis des décennies le recul social
acceptera de servir des intérêts contraires ? Il laisserait
faire l’interdiction des « licenciements boursiers »,
l’arrêt des « relations néocoloniales de la Françafrique »
(p. 74), une forme de rupture avec la BCE, etc. ? L’Etat ne
les accepterait pas… et le Front de Gauche qui a des élus
dans nombre de collectivités territoriales et qui compte
quelques anciens ministres dans ses rangs le sait très bien.
Et
il ne suffira pas de changer de Constitution et de passer à
une « 6ème République parlementaire, sociale
et participative » (p. 62) pour régler le problème. Il
y a tout le haut encadrement de la justice, de l’armée, des
polices, de l’organisation économique et fiscale, ainsi que
les sommets de l’éducation, de la santé, etc. qui sont
profondément liés, par mille liens, aux intérêts des classes
dominantes, actionnaires eux-mêmes, anciens cadres du privé,
fréquentant les mêmes cercles et familles… La difficulté ne
se résume pas au « Président des riches », c’est
encore la lutte des classes qui est au cœur du débat. De ce
problème, le programme du Front de Gauche ne dit pas un mot.
Jamais
ce programme ne pose la perspective d’un affrontement social
et politique avec cette classe et l’Etat qui est à son
service. On n’y trouve ni les grèves, ni les mobilisations,
ni aucune référence aux luttes de ces dernières années. Tout
est vu en termes de lois et de mesures gouvernementales
alors que le document lui-même illustre à quel point le
recul social est le produit d’une lutte menée par les
classes dominantes et leurs Etats contre le monde du
travail. Mais face à cette offensive, le Front de Gauche
considère que les élections suffisent pour reprendre la main
alors que toute l’expérience du mouvement ouvrier, de la
gauche démontre que cela est faux.
Un
programme politique pour les travailleurs et les classes
populaires doit être clair sur cette question. Un
gouvernement des travailleurs aura besoin de forces, de
points d’appui, contre l’Etat et les classes dominantes. Ces
points d’appui, il ne pourra les trouver que dans la
mobilisation des classes populaires, construisant leur
propre organisation, leur propre pouvoir démocratique.
Rompre
avec le PS, le saut impossible pour le Front de Gauche ?
A
sa façon, le Front de Gauche est cohérent avec son objectif
institutionnel, puisque depuis des mois, il martèle la
perspective d’une « majorité de toute la gauche ».
L’avenir n’est pas écrit, et bien des événements peuvent
bousculer ce but, mais surtout, là encore, cela nous semble
contradictoire avec les mesures avancées dans son programme.
Ni EE-LV, ni le PS, tous deux partisans des solutions
libérales, ne pourront s’accommoder de L’humain d’abord.
Pourtant, le Front de Gauche s’interdit de franchir la ligne
rouge qui rendrait impossible un rassemblement majoritaire
avec eux. Et si le discours de J.L. Mélenchon se veut
musclé, il se garde bien d’exclure des accords
parlementaires ou de gouvernement, bien au contraire.
La
stratégie est claire… c’est celle du PCF qui a déjà échouée
en 1981 avec Mitterrand : un discours critique, une union
électorale pour battre la droite et l’illusion de peser sur
la politique du PS. Et le PCF avait alors un tout autre
poids… Il y a pourtant quelques enseignements à tirer des
échecs de cette époque, et pas seulement parce que Hollande
et Mélenchon se veulent l’un et l’autre les dignes
continuateurs de la tradition mitterrandienne. Il est
certain que la gauche arrivant au pouvoir demain
provoquerait de nouvelles désillusions, après celles de 1981
et de 1997 qui avaient affaibli durablement le mouvement
ouvrier et contribué à créer un terrain de déception
favorable au Front national. Pour les militants qui veulent
porter aujourd’hui une politique d’émancipation du monde du
travail, le premier enjeu est de ne pas recommencer les
mêmes erreurs politiques que nous continuons de payer
aujourd’hui.
Il y a une toute autre
stratégie possible, quels que soient les résultats de 2012 :
poursuivre la discussion pour construire un parti
anticapitaliste, qui serait un parti d’opposition à la gauche
libérale si elle arrive au pouvoir ; appeler au regroupement
de toutes celles et ceux qui seront fidèles à leur camp
social, à la défense des intérêts des travailleurs et des
classes populaires ; proposer une perspective à ceux qui
tirent les leçons de la gauche au pouvoir dans les autres pays
européens et qui savent déjà, que face à l’austérité de gauche
ou de droite, la seule réponse est la résistance et la
mobilisation. L’humain d’abord, comme « la
révolution citoyenne » par les urnes, ne suffisent pas.
Il s’agit bien d’une lutte de classe.
Plutôt que de s’inscrire dans la
perspective d’une alliance parlementaire et
gouvernementale avec la gauche libérale, alliance
condamnée à se plier aux exigences des « marchés », c’est
bien la perspective d’un gouvernement capable de s’opposer
aux banques et aux gros actionnaires en s’appuyant sur la
mobilisation des travailleurs et de la population, en
l’encourageant, qu’il faut mettre à l’ordre du jour. C’est
cette politique que le NPA et son candidat, Philippe
Poutou, portent. Elle suppose de ne pas craindre d’agir
pour la transformation révolutionnaire de la société,
d’aller vers le socialisme pour le 21ème
siècle, une perspective absente du programme partagé. Nous
voulons mener et poursuivre ce débat à la lumière des
nouvelles expériences auxquelles sont confrontées les
classes populaires, ici mais aussi en Grèce, au Portugal,
en Espagne…Nous mènerons ce débat sur le terrain électoral
mais aussi dans nos organisations syndicales, dans les
mobilisations, sur les lieux de travail et les quartiers,
partout où se retrouvent au coude à coude toutes celles et
ceux qui refusent la logique destructrice de la folie du
capitalisme.
François Minvielle