Obama : la religion au service de l’impérialisme
Au Caire, le discours du
nouveau président américain s’est voulu historique : « Je
suis venu au Caire en quête d’un nouveau départ pour les
Etats-Unis et les musulmans du monde entier, un départ fondé
sur l’intérêt mutuel et le respect mutuel, et reposant sur
la proposition vraie que l’Amérique et l’islam ne s’excluent
pas et qu’ils n’ont pas lieu de se faire concurrence. Bien
au contraire, l’Amérique et l’islam se recoupent et se
nourrissent de principes communs, à savoir la justice et le
progrès, la tolérance et la dignité de chaque être humain ».
Avant d’ajouter : «… nous avons la responsabilité de nous
unir pour réaliser le monde auquel nous aspirons, un monde
où les extrémistes ne menacent plus notre pays et où les
soldats américains sont rentrés chez eux (…) un monde où les
gouvernements servent les intérêts de leurs citoyens et où
les droits de tous les enfants de Dieu sont respectés ».
Avec une bonne louche de
religion et un gros zeste d’humanisme, au nom de valeurs
universelles censées réunir tous les hommes de bonne volonté,
on assisterait donc à la naissance d’une nouvelle politique
américaine en ce début de XXIème siècle !
Une telle prétention à vouloir
réconcilier le Bien, l’Amérique et le monde devrait
naturellement prêter à sourire. Elle n’est pourtant pas à
négliger. Car le fond rejoint souvent la forme. Cela ressemble
à un prêche religieux mais c’est aussi une déclaration de
politique générale qui a sa cohérence en période de crise,
alors que les prétentions de l’impérialisme américain à
construire un « nouvel ordre mondial » rencontrent des
difficultés et l’obligent à trouver un nouveau souffle.
Que la religion occupe
désormais une place de choix dans le dispositif stratégique de
l’impérialisme n’est ni anodin ni circonstanciel. Le discours
du Caire n’est pas une lubie du président américain marqué par
une culture qui serait différente de la notre, le fameux
« puritanisme américain » hérité des « Pères fondateurs ».
Sarkozy de son côté a fait la même chose à Ryad en janvier
2008. La religion a manifestement une nouvelle fonctionnalité
en cette période de crise. C’est donc cela qu’il faut essayer
de comprendre, car au-delà des bonnes intentions affichées, le
piège est redoutable : ramener délibérément les questions
politiques à des questions de morale ou de religion ne nous
prépare pas un monde plus fraternel, bien au contraire !
La nouvelles politique
américaine dans la région : tout changer pour que rien ne
change ?
La place de la religion est
centrale dans le discours d’Obama. Mais il y aussi d’autres
aspects qu’il convient de souligner au préalable, car c’est
l’ensemble qui acquiert véritablement une cohérence et une
signification.
Force est de constater que
cette longue intervention peut plaire à beaucoup de monde, et
pas seulement aux amoureux de prêches religieux dans leur
version œcuménique. Obama nous parle de fraternité religieuse,
mais aussi de droit international, de justice, de liberté,
d’équité… Et cela plait évidemment à tous ceux qui, démocrates
de gauche voire un peu plus à gauche, ne vont pas jusqu’à
contester l’ordre impérialiste en tant que tel, mais
aimeraient bien qu’il soit un peu plus juste et un peu plus
légitime.
C’est important de le
souligner parce que cette confusion existe dans de nombreux
milieux. Elle est d’autant plus ancrée que pendant des années,
de nombreux courants politiques à gauche se sont contentés
d’opposer à la politique de Bush des principes aussi creux que
l’affirmation du droit international et la défense de l’ONU,
ou encore le multilatéralisme par opposition à
l’unilatéralisme, ce qui revient de fait à trouver plus
légitime la domination des grandes puissances si elle s’exerce
ensemble avec un peu d’habillage idéologique au nom du
« droit », que si elle s’exerce séparément, surtout si ce sont
les Américains et eux seuls qui décident sans même faire une
place à la patrie des droits de l’homme !
Or si on laisse de côté pour
l’instant l’aspect moralisateur et religieux du discours
d’Obama, on y trouve effectivement un certain nombre de prises
de position qui, tout en restant très générales, sont
manifestement destinées à marquer les esprits. Car après tout,
il n’est pas si courant d’entendre un président américain
expliquer que non seulement la démocratie est une bonne chose,
mais que « les élections ne créent pas une vraie démocratie
à elles seules »… Un message reçu cinq sur cinq,
semble-t-il, par les opposants à Moubarak -ce président
égyptien toujours élu et néanmoins toujours dictateur- et sans
doute par d’autres…
Il est également assez peu
courant d’entendre le représentant de la première puissance
militaire du monde expliquer que son pays souhaiterait vivre
dans « un monde dans lequel auquel pays ne possède d’armes
nucléaires », avec l’argument suivant : « Je
comprends ceux qui protestent contre le fait que certains
pays possèdent des armes que d’autres ne possèdent pas.
Aucun pays ne devrait décider et choisir qui sont les pays à
avoir des armes nucléaires »…
Il y a évidemment des limites
à ce genre d’exercice : il faudrait aussi des actes. Pour
l’Iran, on peut toujours attendre les élections qui vont
bientôt avoir lieu dans ce pays et qui pourraient apporter
certains changements. Mais sur des dossiers aussi importants
que l’Irak et l’Afghanistan, il n’y a rien eu de nouveau.
Par contre, on peut relever
quelques éléments intéressants à propos d’un autre dossier
tout aussi brulant et lié aux précédents qui est celui de la
Palestine. Car au-delà de quelques phrases certes très
générales mais néanmoins jamais entendues sur les souffrances
et les « humiliations -grandes et petites- qui accompagnent
l’occupation », il y a eu deux inflexions sur deux
points essentiels. D’abord sur la colonisation : « Les
Etats-Unis n’acceptent pas la légitimité de la continuation
des colonies israéliennes. Ces constructions constituent une
violation des accords passés et portent préjudice aux
efforts de paix. Le moment est venu pour que ces colonies
cessent ». A charge évidemment pour les commentateurs de
s’entendre sur le sens exact du mot « continuation » pour
savoir si c’est seulement la construction de nouvelles
colonies qui est visée ou le processus plus global.
Mais il y a eu surtout
quelques phrases concernant le Hamas qui sont loin d’être
anodines : « Hamas jouit du soutien de certains
Palestiniens, mais il doit aussi reconnaître ses
responsabilités. Il doit jouer un rôle pour réaliser les
aspirations des Palestiniens et unir le peuple Palestinien ».
C’est incontestablement un premier geste qui pourrait à terme
faire du Hamas un interlocuteur valable, de la même manière
que l’impérialisme avait réhabilité l’OLP, après l’avoir
longtemps considérée comme une « organisation terroriste ».
Est-ce à dire que les USA sont
prêts à redéfinir complètement leurs relations dans cette
partie du monde ? Rien n’est moins sûr. Mais il ne faut pas
non plus s’interdire de l’imaginer car il n’existe pas une
seule stratégie possible pour l’impérialisme.
On peut se souvenir en effet
qu’Israël n’a pas toujours été l’allié privilégié des
Etats-Unis dans cette partie du monde. Dans les années 1950,
il a fallu deux événements majeurs pour que l’on arrive à
cette situation, presque par défaut. Ce fut d’abord pour les
USA la perte des alliés arabes dans la région, après le
renversement des monarchies installées par les Britanniques :
en Egypte avec Nasser, puis en Syrie et en Irak. En Iran,
après le renversement du Shah, l’intervention de la CIA a
permis de barrer la route à un nationaliste réformateur
Mossadegh, mais cela n’a pas suffit, et de fait la situation a
rapidement changé dans toute la région en imposant à
l’impérialisme un rétrécissement de ses alliances, au profit
d’Israël.
Le second élément a été
l’affaiblissement global et presque définitif de
l’impérialisme britannique et français. L’échec de
l’intervention de ses deux pays soutenus par Israël contre
Nasser en 1956 a amené le gouvernement de Tel-Aviv à se lier
désormais exclusivement à la seule puissance susceptible de le
protéger vraiment : les Etats-Unis.
Or cela fait maintenant un
moment que Washington cherche à redéfinir globalement ses
relations au Moyen-Orient, bien avant Obama. Les Républicains
avaient certes entretenu des relations privilégiées avec
Israël, notamment parce que les milieux chrétiens
conservateurs ont continué à pousser en ce sens, avec
d’autres. Mais ils ont aussi exploré d’autres voies, en misant
notamment sur un projet qui s’est révélé être un échec total :
faire de l’Irak le nouveau pivot de l’intervention US dans
cette région et un facteur de stabilité.
Obama aujourd’hui n’a pas les
mêmes contraintes vis-à-vis d’Israël, et après l’échec de
l’intervention en Irak, il peut encore jouer une carte, celle
de l’Iran. C’est sans doute difficile à imaginer, mais dans le
passé, de tels retournements ont déjà eu lieu : ce fut
notamment le cas lors du voyage spectaculaire de Nixon en
Chine en 1972, après deux ans de négociations secrètes, au
moment où il est paru évident que la guerre du Vietnam ne
pouvait être que perdue. Il fallait désormais trouver un
nouveau relai qui permette de stabiliser la région.
Un tel geste vis-à-vis de
l’Iran supposerait de régler autrement la question
palestinienne, au besoin en forçant un peu les choses avec
Israël. Il aurait en retour l’avantage de permettre un
règlement plus avantageux de la crise en Afghanistan. C’est
d’autant plus important qu’à l’extrémité de cet « arc de
crises » qui va du Proche-Orient à l’Asie centrale, il y a la
seule puissance qui menace vraiment les USA à plus long
terme : la Chine.
Bien sûr, Obama est resté
volontairement très prudent et surtout très allusif. Mais une
chose est certaine : les dirigeants américains ne sont pas
prisonniers d’une seule politique possible. C’est d’autant
plus vrai aujourd’hui que leur hégémonie est davantage
contestée, et surtout davantage fragilisée.
La religion, opium du
peuple
Or cette fragilité explique
aussi la raison pour laquelle la religion a une fonctionnalité
particulière, sans doute plus importante que par le passé.
Bien sûr, Obama aurait aimé
nous faire croire qu’une nouvelle période avait commencé,
marquée par une nouvelle régulation de l’économie et par une
nouvelle coopération internationale. Mais la réalité la plus
probable, c’est quand même la poursuite et l’aggravation d’une
crise que les capitalistes et leurs Etats ne maitrisent
nullement, et c’est la poursuite et l’aggravation des tensions
internationales, avec peut être de nouvelles guerres alors que
s’exacerbent les rivalités entre bourgeoisies rivales, tout en
ayant la difficulté pour la classe capitaliste de faire face à
de nouveaux bouleversements politiques et sociaux qui
pourraient menacer ses intérêts.
Obama peut rêver d’un
« nouveau Moyen-Orient », comme il rêve d’un nouveau
partenariat avec l’Europe et la Russie, comme il aimerait
reprendre la main aussi en Amérique latine… Mais dans
l’immédiat, les difficultés s’accumulent.
C’est donc un nouveau deal
qu’il propose pour commencer aux classes dominantes des pays
dominés par l’impérialisme : ensemble, nous pouvons non
seulement coopérer entre « frères de religion différente » -ou
membres d’une même classe dominante - mais nous pouvons faire
mieux… grâce à la religion justement ! Nous pouvons agir en
faveur de l’objectif qui nous importe le plus, et qui dépasse
les désaccords que nous pouvons avoir entre membres d’une même
classe mais qui appartenons à des pays différents, ayant
chacun leurs intérêts particuliers. Nous pouvons ensemble
coopérer au maintien de l’ordre social, à la soumission des
classes pauvres, ces classes dangereuses qu’il faut certes
mater - mais cela ne suffit pas toujours - et que l’on peut
aussi endormir grâce à la religion, pour peu qu’on la
débarrasse de ses « extrémistes ».
C’est un discours avant tout
conservateur qu’Obama a délivré, sous prétexte d’hommage à
l’Islam. La partie consacrée aux femmes est de ce point de vue
particulièrement significatif. Sous prétexte qu’il ne faudrait
pas « déguiser l’hostilité envers la religion sous couvert
de libéralisme », c’est une véritable caution qui est
apportée aux défenseurs les plus rétrogrades de la religion,
en prenant même le soin de préciser : « le gouvernement
américain a recours aux tribunaux pour protéger le droit des
femmes et des filles à porter le hidjab et pour punir ceux
qui leur contesteraient ce droit ». Les femmes à qui on
conteste le droit de ne pas le porter dans de nombreux pays
apprécieront… Car aucun geste n’est prévu évidemment dans ce
sens-là.
Mais qu’importe : la
reconquête du monde vaut bien une messe… ou un hommage au
Prophète, même si cela doit faire quelques victimes
collatérales. La nouvelle alliance conservatrice est aussi à
ce prix.
Cet hommage n’a rien
d’hypocrite. Il peut surprendre celles et ceux qui pensaient
que « l’islamophobie » étaient un aspect important des
politiques menées par les dirigeants de l’impérialisme. Obama
est en train de démonter le contraire, comme Sarkozy l’a fait
avant lui. Parce que sur ce terrain, précisément, nos
oppresseurs sont à l’aise. Que ce soit pour agiter le spectre
de la « guerre de la civilisation » à la manière de Bush, ou
pour la dénoncer comme Obama, il y a un élément de continuité
essentiel : c’est la volonté d’enfermer toutes les questions
politiques, et en particulier tous les combats que pourraient
mener les exploités du monde entier, sur un terrain qui les
lie à leurs oppresseurs. La religion, comme le nationalisme de
ce point de vue, sont un terrain privilégié et
particulièrement efficace.
C’est pourquoi il n’y aura pas
de combat anticapitaliste conséquent sans mener à certains
moments une lutte réelle contre les préjugés religieux, et
bien sûr contre les églises de toutes sortes qui les
propagent. On peut bien sûr distinguer le fait social et
politique que représente la religion dans la société, et le
fait individuel de croire ou de ne pas croire –on peut même
être croyant et révolutionnaire. Mais cette distinction
n’existe que jusqu’à un certain point parce qu’il n’y a pas
non plus de choix individuel qui échappe complètement à ces
enjeux collectifs.
Le constater ne veut pas dire
qu’un parti anticapitaliste devrait passer son temps à faire
de la morale sur cette question, car de cette façon on est
rarement gagnant. Il ne s’agit pas non plus de jouer aux
professeurs rouges en essayant de démontrer à tout prix la
supériorité d’une conception matérialiste sur les préjugés
religieux, même si là aussi la question n’est pas sans
importance. Il s’agit de mener un combat politique sur un fait
politique : la place qu’occupe la religion dans le système
capitaliste. Et d’affirmer clairement que sur cette question,
un parti anticapitaliste ne peut pas être agnostique.
C’est désormais d’une
actualité brûlante.
Jean-François
CABRAL