Israël-Palestine : l’impasse du nationalisme et la nécessité de renouer avec une politique prolétarienne
La
récente agression d’Israël à Gaza n’a fait que mettre en
lumière une fois de plus l’atrocité et l’absurdité de ce
conflit : des milliers de morts du côté palestinien, et
toujours la même impasse pour Israël, obligée de vivre en
permanence sur le pied de guerre depuis sa création. C’est
l’expression à la fois d’un échec et d’une faillite.
La
faillite est celle du sionisme, ce projet politique inventé
par Théodore Herzl en 1897, destiné à protéger la vie des
juifs dans le cadre d’un Etat national, mais dont le bilan
est exactement à l’opposé puisque c’est précisément en
Israël que la vie des Juifs est menacée, et nulle part
ailleurs dans le monde.
Mais
l’échec est aussi celui des organisations nationales
palestiniennes qui semblent incapables d’offrir aujourd’hui
la moindre perspective. La raison n’est pas liée seulement
au rapport de force, face à un Etat surarmé et protégé par
les USA. C’est aussi une question de choix politiques et une
question de classe qui doivent nous interroger : se battre,
mais pour quel projet de société, avec qui, et de quelle
manière, au profit de quelle classe sociale ? C’est tout
cela qui est en jeu. Or, sous prétexte que la question
nationale est au premier plan, on fait souvent comme si la
lutte de classe avait disparu, comme si ces événements
avaient lieu sur une planète différente de la notre !
Il
est pourtant vital de ne pas en rester à ces fausses
évidences. Car l’impasse actuelle dans laquelle se trouve ce
conflit ne peut qu’accentuer certaines dérives, notamment
celles qui pourraient nous amener assez vite du nationalisme
à des terrains plus nauséabonds, comme le racisme et la
guerre de religion. On l’a vu récemment en France lors de
l’attaque israélienne contre Gaza : sous prétexte d’apporter
un message de paix, les médias ont volontairement et même
exclusivement mis en scène quelques gestes de réconciliation
entre rabbins et imams, comme si le conflit était avant tout
religieux, ce dont malheureusement une partie de la
population semble persuadée désormais. Le conflit opposerait
donc des Juifs à des Arabes ou des Juifs à des Musulmans… la
question nationale étant désormais étroitement mêlée avec
celle de la religion. Auquel cas le risque de transformer ce
conflit en une « guerre de civilisation » n’est plus très
loin, c’est même presque inévitable lorsque les questions
politiques, notamment celles de l’impérialisme, et le fait
matériel et incontournable des classes sociales, sont
évacués d’office.
Les
récentes déclarations de Netanyahou lors de son premier
voyage aux Etats-Unis ne peuvent que renforcer cette dérive,
de même que celles, bien sûr, d’Obama lors de son voyage au
Caire. Tandis que le président américain fait mine de tendre
la main aux Musulmans, le premier
ministre israélien insiste de son côté sur l’identité
religieuse et ethnique d’Israël : un « Etat juif » [1].
Or il y a évidemment une différence entre un Etat censé
appartenir à l’ensemble des citoyens israéliens et un Etat
appartenant aux seuls Juifs. C’est non seulement écarter les
20 % de citoyens israéliens qui sont arabes, mais également
tout idée de retour des réfugiés palestiniens et donc tout
processus de paix un minimum crédible. C’est surtout revenir
aux fondements mêmes du sionisme, ce mélange ambigu de
nationalisme et de religion et indiquer par là même le
chemin sinueux qui mène des origines aux dérives actuelles.
C’est
pourquoi il est indispensable de revenir sur l’étude du
passé pour ne pas être prisonnier d’un certain fatalisme et
d’une vision pour le moins réductrice du conflit. Il n’y a
pas davantage de fatalité à la situation actuelle qu’il n’y
en avait dans le passé à ce que les luttes d’émancipation
nationales et sociales des Juifs et des Arabes prennent le
chemin du nationalisme et de l’affrontement religieux. A
chaque fois, il y a eu des choix politiques qui ont été des
choix de classe. Ce sont ces choix qui ont mené à l’impasse
dans laquelle nous sommes aujourd’hui et dont il faudra bien
sortir un jour.
Première partie : Les origines
du conflit et ses grandes étapes jusqu’à la « paix »
d’Oslo.
Ce
conflit, devenu un enjeu majeur au Proche-Orient, n’est pas
né dans cette région mais en Europe. C’est une conséquence
non seulement de la montée de l’antisémitisme mais des choix
qu’a fait l’impérialisme à la même époque.
C’est en Russie au cours du XIXème
siècle que l’antisémitisme prend une allure de plus en plus
violente [2]. Beaucoup de Juifs
choisissent alors d’émigrer, en Allemagne, en France, et
surtout aux Etats-Unis, pratiquement aucun ne pense à
émigrer en Palestine. La très grande majorité des Juifs
d’Europe centrale et orientale sont à cette époque très
majoritairement des artisans et des paysans très pauvres.
Lorsqu’ils sont politisés, c’est pour défendre un idéal
socialiste.
C’est ainsi qu’en Russie, dans les pays
baltes, en Ukraine, en Pologne… dans tous ces pays gouvernés
par le Tsar, il y a non seulement des millions de Juifs mais
aussi des dizaines de milliers de militants organisés au
sein du Bund, le parti ouvrier juif [3].
C’est un courant tellement actif que la
naissance du Bund précède d’un an celle du POSDR (le Parti
ouvrier social-démocrate de Russie), non sans quelques
remous il est vrai. Un débat a d’ailleurs lieu avec Lénine
sur l’intégration ou non du Bund au sein du POSDR, dans un
contexte où la question nationale commence à prendre une
place plus importante dans les préoccupations du mouvement
ouvrier [4].
Mais
il y avait au moins une conviction commune que partagent
aussi bien Lénine, Trotsky, que les militants du Bund :
l’émancipation nationale du peuple juif passera
nécessairement par le renversement du capitalisme et
l’émancipation sociale du prolétariat juif. C’est cette
conviction qui domine largement dans les milieux politisés
de cette partie de l’Europe, jusqu’à ce que le stalinisme,
puis surtout le nazisme, n’éradiquent complètement ce
courant politique, y compris au travers du génocide.
Le
sionisme né en Autriche à la même époque est très
minoritaire, même en Europe orientale. C’est surtout
l’impérialisme, en l’occurrence britannique, qui lui a donné
une première chance d’exister à l’occasion de la première
guerre mondiale.
L’empire
Ottoman est alors un allié de l’Allemagne. Pour achever son
démantèlement, les Britanniques poussent les Arabes à la
révolte. Un grand royaume arabe est promis à une famille de
la Mecque, les Hachémites. Ce royaume devait s’étendre
jusqu’en Irak, en Syrie-Palestine (deux provinces encore peu
différenciées auxquelles il faut ajouter le Liban) et en
Jordanie.
Pourtant,
au même moment, les Anglais sont en train de négocier
durement avec les Français, à la demande de ces derniers.
Ces négociations secrètes débouchent sur les accords
Sykes-Picot en octobre 1916 : l’Irak, la Palestine et la
Jordanie aux Anglais ; la Syrie et le Liban aux Français. Ce
qui n’empêche par Lord Balfour, le ministre britannique des
affaires étrangères, de déclarer en novembre 1917 : « Le
gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement
l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le
peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter
la réalisation de cet objectif ».
C’est
le début d’un drame où la même terre est promise à deux
peuples, en réalité à personne puisque Français et Anglais
vont occuper sans tarder cette partie du monde en se voyant
confier des « mandats » par la SDN (l’ancêtre de l’ONU), une
forme hypocrite, apparemment plus moderne mais toute aussi
réelle, de colonisation !
Le legs de la colonisation
britannique : diviser pour régner
La
déclaration de Balfour est évidemment une manœuvre. Tout
prouve d’ailleurs que le sort des Juifs ne l’intéresse pas.
Dans un contexte où la présence britannique, comme celle des
Français, est immédiatement contestée par de nombreuses
révoltes au sein de la population arabe, amener délibérément
un élément de diversion et de division est une stratégie que
les colonisateurs ont souvent utilisée avec une redoutable
efficacité.
La
manœuvre est d’autant plus efficace que les dirigeants
sionistes se prêtent volontiers au jeu, ils l’ont même
sollicité d’une certaine manière. S’adressant aux
Britanniques, Herzl avait même déclaré des années auparavant
pour justifier son projet : « Nous devrions former là-bas
une partie du rempart de l’Europe contre l’Asie, un poste
avancé de la civilisation s’opposant à la barbarie ».
Dans
la pratique, ce sont très vite deux sociétés qui s’opposent.
Mais elles sont en même temps traversées de contradictions
très importantes.
La
colonisation juive progresse rapidement : elle représente
29 % de la population totale en 1936. En même temps, le
sionisme, dans le contexte de l’époque, connait une mutation
très importante. C’est la gauche qui s’impose, notamment le
parti travailliste (le Mapaï) lié au mouvement ouvrier et
adhérant à la IIème Internationale. Le parti de
Ben Gourion épaulé par des mouvements qui se veulent plus
révolutionnaires comme l’Hachomer Hatzaïr donne du même coup
une physionomie particulière au projet sioniste. A la
différence d’un processus classique de colonisation, il ne
s’agit pas d’exploiter les populations locales mais
d’acheter, grâce aux liens jamais rompu avec la
grande bourgeoisie juive, le plus de terres possible, de
chasser les paysans palestiniens qui y travaillent et
d’imposer que les emplois soient réservés à des Juifs avec
le soutien de la centrale syndicale qui lui est liée, la
Histadrout. Au final, la seule perspective qui est proposée
aux nouveaux migrants et aux travailleurs est de produire
avec des Juifs pour la communauté juive en se coupant
délibérément des masses arabes. Une impasse que vient
souligner le destin particulier des Kibboutzim, ces premiers
villages collectifs qui se voulaient certes égalitaires,
voire socialistes, mais reposaient sur la spoliation d’un
peuple, en devant vivre jour et nuit derrière des barbelés
dans la peur d’une attaque arabe [5].
En face, le monde arabe connait lui aussi
une forme d’union nationale. Elle repose notamment sur
l’idée que le peuple palestinien serait spolié uniquement
par les Juifs, avec le soutien des Britanniques. La réalité
est plus complexe : l’expulsion des paysans arabes est
d’autant plus aisée que la plupart sont de simples
tenanciers travaillant sur les terres des grands féodaux,
lesquels n’hésitent pas à vendre une partie de leurs
propriétés lorsqu’ils ont besoin d’argent, tout en dénonçant
la colonisation des Juifs [6].
Tout
au long des années 1920, de nombreuses révoltes éclatent au
sein du monde arabe où les masses pauvres sont souvent en
première ligne. La plus importante démarre en 1936. Dirigée
contre la puissance coloniale britannique, elle est très
vite orientée sur une revendication : l’arrêt de
l’immigration juive. D’abord débordés, les féodaux, derrière
le mufti de Jérusalem, en reprennent le contrôle. La
répression britannique est féroce mais le résultat est quand
même d’obtenir en 1939 pratiquement la fin de toute
immigration juive, tout en annihilant le potentiel que
pouvait représenter dans la région un vaste mouvement des
masses pauvres contre l’impérialisme.
Ironie
de l’histoire : cette décision intervient au moment où les
Juifs en Allemagne commencent à être internés dans des camps
de concentration sans avoir les moyens de fuir, car au même
moment les pays occidentaux leur ferment également leurs
frontières ! Après avoir servi de masse de manœuvre pour le
compte de l’impérialisme britannique, le mouvement sioniste
se retrouve de fait impuissant face au retournement du
gouvernement anglais qui devait pourtant le protéger...
La naissance d’Israël et le
choix d’une politique internationaliste
Le 29 novembre 1947, l’assemblée générale
de l’ONU adopte un plan de partage de la Palestine, inégal
et jamais reconnu par les Etats arabes nouvellement
indépendants [7]. La situation n’est
désormais plus la même. Les empires coloniaux sont contestés
partout, et le Royaume-Uni cède en Palestine comme il cède
au même moment en Inde, en créant deux Etats.
La
guerre oppose désormais Juifs et Arabes au lendemain de la
proclamation de l’indépendance d’Israël le 14 mai 1948, en
favorisant inévitablement l’extrême-droite sioniste où l’on
retrouve Menahem Begin, Yitzhak Shamir et le groupe Stern,
parfois en concurrence, parfois en collaboration avec les
travaillistes. La victoire d’Israël en 1949 contre les pays
arabes se traduit par l’exil forcé de 750 000 Palestiniens
et une véritable politique d’épuration ethnique. On assiste
alors une véritable démonstration de ce que peut représenter
le « droit international » à l’époque de l’impérialisme :
Israël devient membre de l’ONU le 11 mai 1949 à condition de
s’engager à respecter le droit au retour des réfugiés
Palestiniens. Cette résolution 1949 ne sera évidemment
jamais appliquée, pas plus que les suivantes.
De
leur côté, les dirigeants arabes font aussi à leur manière
une autre démonstration. Car l’absence d’Etat palestinien à
ce moment là s’explique également par le fait que la
Jordanie choisit d’annexer la Cisjordanie et l’Egypte Gaza !
Très vite, la question palestinienne devient pour les
régimes arabes un simple prétexte pour consolider leur
propre pouvoir.
Dans
ce chaos, bien peu d’organisations tentent encore de
défendre une politique de classe qui ouvre d’autres
perspectives qu’un affrontement entre les peuples. Le Parti
communiste palestinien a perdu depuis longtemps toute
influence à cause des zigzags politiques imposés par
Staline. Les trotskystes, qui rassemblent dans une même
organisation des Juifs et des Arabes, sont de leur côté peu
nombreux, comme dans bien d’autres régions du monde. La
politique qu’ils défendent n’a pourtant rien de lunaire
comme le résume cet éditorial de la revue Quatrième Internationalede
novembre-décembre 1947 : un soutien total aux masses arabes
dans leur lutte contre l’impérialisme ; la défense d’une
politique de classe indépendante pour le prolétariat ; la
condamnation sans appel du sionisme, mais aussi un soutien
sans faille aux Juifs rescapés du génocide que les
gouvernements européens rejettent avec brutalité et cynisme…
« Après que les
“trois grands” soient arrivés à un accord concernant la
partition de la Palestine, le vote aux Nations Unies
n’était plus qu’une formalité. L’impérialisme britannique
se retire du Proche-Orient vers une seconde ligne de
défense comparable à ce qui a été mis en place avec la
division de l’Inde. Au sein des deux Etats, le Juif et
l’Arabe, la Grande-Bretagne préserve l’essentiel de ses
positions économiques et financières.
(…)
Il demeure évident qu’un Etat juif, comme le mouvement
sioniste qui l’a précédé, n’est considéré par les grandes
puissances que comme un pion de leurs manœuvres au sein du
monde arabe. Un tel Etat, loin de recevoir une
“protection” ouverte et permanente de n’importe laquelle
de ces puissances, demeurera toujours en position précaire
et incertaine, et pour sa population s’ouvrira une période
de privations, de terreur et de terrible tension, qui ne
deviendra que plus aiguë à mesure que se développeront les
forces luttant pour l’émancipation du monde arabe.
(…)
Le caractère criminel du sionisme apparaît clairement dans
le fait, que grâce à son rôle réactionnaire, les premiers
mouvements des masses arabes en faveur d’une Palestine
unie et indépendante sont dirigés contre la population
juive et non directement contre l’impérialisme. Les très
réactionnaires chefs du Comité arabe pour la Palestine ont
ainsi l'occasion de redorer leur blason en versant le sang
des malheureux juifs qui sont des victimes de la politique
sioniste.
(…) La position de la IVème
Internationale vis-à-vis de la question palestinienne
demeure aussi claire que dans le passé. Elle sera à
l’avant-garde du combat contre la partition, pour une
Palestine unie et indépendante, dans laquelle les masses
détermineront souverainement leur destin par l’élection
d’une Assemblée Constituante. Contre les effendis et les
agents impérialistes, contre les manœuvres des
bourgeoisies égyptiennes et syriennes qui essaient de
dévier la lutte pour l’émancipation des masses en lutte
contre les juifs, elle appellera à la révolution rurale,
à la lutte anti-capitaliste et anti-impérialiste, qui
sont les moteurs essentiels de la révolution arabe. Mais
elle ne peut mener ce combat avec une chance de succès
qu’à condition qu'elle prenne position, sans équivoque,
contre la partition du pays et l'établissement d’un Etat
juif.
Plus
que jamais, il faut en même temps appeler les masses
travailleuses d’Amérique, Grande-Bretagne, Canada et
Australie, le peuple travailleur de chaque pays à lutter
pour l’ouverture des frontières de leurs pays respectifs
aux réfugiés, aux personnes déplacées, à tous les juifs
désireux d’émigrer, sans discrimination. Ce n’est que si
nous menons sérieusement, effectivement et avec succès ce
combat que nous pourrons expliquer aux juifs pourquoi il
ne faut pas aller dans le piège palestinien. »
Le nationalisme arabe confronté
à la question palestinienne
La
guerre de 1967 et l’annexion des territoires occupés
marquent un véritable tournant pour les populations
palestiniennes, comme pour Israël.
Un
nouvel exode commence. Mais, fait nouveau, il reste encore
un million de Palestiniens sur place, obligés désormais de
se soumettre au régime militaire imposé par l’Etat sioniste.
Le fait colonial prend de fait une dimension nouvelle. Mais
la défaite signe également la faillite des Etats arabes et
plus particulièrement des régimes nationalistes qui
s’étaient montré en apparence plus radicaux, à l’image de
celui de Nasser en Egypte.
Cette
défaite est un immense traumatisme, elle ouvre en même temps
des possibilités pour le nationalisme palestinien. La Ligue
arabe, qui représente les Etats, avait crée en 1964 l’OLP
pour mieux le contrôler. En 1969 une nouvelle organisation
s’impose et en prend la direction : le Fatah de Yasser
Arafat. Il incarne à sa façon la promesse que le peuple
palestinien pourrait enfin prendre son destin en main grâce
à la lutte armée.
La
réalité est en fait plus compliquée, surtout plus
contradictoire. La lutte des Palestiniens est de fait en
train d’acquérir une dimension qui va bien au-delà de la
seule question nationale. Mais pour Yasser Arafat, il n’est
pas question d’aller plus loin, et ses choix le condamnent
de fait à se retrouver prisonnier du bon vouloir des
dirigeants arabes, ce qu’il voulait précisément éviter.
Les
Fedayin -ces guérilleros du Moyen-Orient- sont désormais un
symbole et un motif de fierté aux yeux des masses pauvres
arabes. Cela fonctionne d’autant mieux que réfugiés
palestiniens dans les camps et arabes pauvres dans les
bidonvilles des grandes villes de Jordanie, de Syrie et
surtout du Liban, se côtoient tous les jours, confrontés à
la même misère et à la même injustice… Et cela ne concerne
pas qu’Israël. Car le luxe, on le trouve également dans les
quartiers riches de Beyrouth, et cela choque tout autant.
Quant à l’oppression, elle ne vient pas seulement du côté de
l’occupant sioniste mais aussi du côté des dictatures qui
gouvernent les pays arabes.
C’est
ce potentiel révolutionnaire susceptible d’embraser tout le
Moyen-Orient qui explique l’attitude des gouvernements
arabes face à la question palestinienne : un soutien
officiel mais qui cache mal une hostilité réelle. En 1970,
c’est l’épisode de « septembre noir » : le Roi de Jordanie
massacre près de 5000 Palestiniens devenus trop encombrants.
Puis c’est au tour de la Syrie de donner une « leçon » en
écrasant la résistance palestinienne au Liban en 1976, aux
côtés des Phalanges chrétiennes, un an après le début de la
guerre civile. Fait marquant : à chaque fois, on assiste à
une réconciliation spectaculaire de Yasser Arafat avec les
bourreaux de la veille.
Cela
peut paraître incroyable mais c’est en fait très logique.
Car le choix de la lutte armée a évidemment bien des
implications, dont celle de dépendre très étroitement de ses
bailleurs de fond, pour l’argent, pour les armes, comme pour
les bases arrière.
Et
de fait, tout est lié : le choix de la lutte armée, les
liens jamais rompus avec des dirigeants arabes pourtant
honnis, et le refus d’en appeler consciemment au soulèvement
les masses palestiniennes, et au-delà l’ensemble des classes
pauvres du monde arabes. Tout est lié parce que le choix de
la lutte armée n’est pas un moyen parmi d’autres, qui serait
plus ou moins efficaces. C’est d’abord un choix politique,
celui de construire un appareil politico-militaire censé
défendre les masses mais en restant extérieur à elles, régi
avant tout par la nécessité de la discipline militaire et
non par le débat politique. Cela change évidement beaucoup
de choses sur la manière de prendre le pouvoir puis de
l’exercer, au nom du peuple mais jamais sous son contrôle.
Et cela s’est vérifié des dizaines de fois au cours de
l’histoire, avec le FLN algérien par exemple, comme avec
bien d’autres. Parce que la question des moyens pour la
lutte n’est jamais déconnectée des objectifs politiques et
sociaux que l’on poursuit.
Or
cette démarche a aussi un contenu politique, celui du
nationalisme qui incarne le mieux à sa façon les projets de
la petite bourgeoisie du Tiers monde : un certain
radicalisme dans les méthodes de lutte et parfois la volonté
d’en découdre avec l’impérialisme, mais avant tout pour se
faire une place au soleil, surtout pas pour bouleverser
l’ordre social existant et surtout pas pour se faire
déborder par les masses pauvres dans la lutte pour la
conquête du pouvoir !
C’est
pourtant un autre projet qui aurait peut-être pu s’imposer.
En particulier en appeler aux masses pauvres et au
prolétariat de tous les pays, y compris en Israël, aurait
peut être permis de donner un tout autre contenu au slogan
souvent répété de « destruction de l’Etat juif », lequel a
facilité la propagande des partis au pouvoir en Israël :
« les Arabes veulent jeter les Juifs à la mer ». Détruire
l’Etat – dans la mesure du moins où cette expression veut
dire quelques chose - c’est ce qu’il aurait fallu faire avec
tous les Etats de la région, tous oppresseurs et tous liés à
des degrés divers à l’impérialisme. C’est la seule
perspective qui aurait ouvert un espoir commun pour tous,
susceptible qui plus est de répondre aux défis de notre
époque. Car imagine-t-on un seul instant, par exemple, que
la question de l’eau puisse être résolue à l’échelle de
micro-Etats comme Israël et la Palestine réduite à la
Cisjordanie et Gaza ? Plus que jamais, le vieux mot d’ordre
de l’Internationale communiste puis de la IVème
Internationale, une « Fédération socialiste des peuples du
Moyen-Orient », reste d’actualité !
D’une
certaine manière, les événements plus récents, dans les
années 1980, l’ont aussi montré. En 1982, après l’invasion
du Liban par les troupes israéliennes, Yasser Arafat est
obligé de fuir en Tunisie, et avec lui tout son appareil
politique et militaire. En 1987 démarre la première
intifada, la « guerre des pierres ». C’est elle qui commence
à changer le rapport de force. Pas avec des Kalachnikovs ni
à coup d’attentats, ni en essayant de se faire admettre dans
les cercles diplomatiques, mais par la détermination
collective de la population face à des soldats israéliens
déboussolés et de plus en plus démoralisés parce que
désormais, justement, il y avait une faille dans la
prétention d’Israël à vouloir s’imposer éternellement par la
force.
C’est
cette confrontation directe avec la population qui a obligé
Israël à négocier et à reconnaître l’OLP qui s’est retrouvée
sauvée d’une certaine manière par une révolte qu’elle
n’avait ni voulue ni préparée, jusqu’à accepter un
compromis, celui d’Oslo en 1993. Un compromis certes pourri,
on le verra dans notre prochain article, mais un compromis
quand même, le premier en tout cas qu’Israël acceptait de
négocier depuis le début de son existence.
Jean-François CABRAL
[1]-
Conférence de presse du 18 mai lors de son voyage aux USA.
[2]-
Sur les raisons pour lesquelles l’antisémitisme revient avec
force à ce moment de l’histoire, on peut lire l’ouvrage
d’Abraham Léon : « La conception matérialiste de la question
juive » (EDI).
[3]-
Le livre de référence est celui d’Henri Minczeles : « Histoire
générale du Bund » (Austral). Plus plaisant, le témoignage de
Hersh Mendel : « Mémoire d’un révolutionnaire juif » (Presse
universitaire de Grenoble).
[4]-
Lénine milite sans équivoque pour le droit des nations à
disposer d’elles mêmes (voir notamment sa brochure de juin
1914). Mais pour abattre le capitalisme, le prolétariat a
intérêt à s’unir dans le même parti plutôt que dans des partis
distincts (voir en particulier l’adresse publiée en juin 1905
« Aux ouvriers juifs » - Œuvres complètes volume 8 pages
501-504). Revenant plus tard sur cette question, Trotsky
adoptera un point de vue différent, notamment à propos des
USA : « Une organisation nègre » (tome 21 des œuvres
complètes, pages 72-77). Sur la question nationale, on peut
également consulter l’ouvrage auquel a participé Michaël
Löwy : « Les marxistes et la question nationale «
(l’Harmattan).
[5]-
On peut lire à ce sujet le roman d’Arthur Koestler : « La tour
d’Ezra » (éditions de poche). Une illustration de la formule
qu’avait utilisée Marx à propos des Britanniques qui
occupaient l’Irlande : « Un peuple qui en opprime un autre
n’est jamais un peuple libre ».
[6|-
De 1918 à 1936, 92% des terres vendues aux Juifs l’ont été par
l’aristocratie féodale. Un ouvrage de référence sur l’ensemble
de ces questions, dont l’usage est assez pratique : Alain
Gresh et Dominique Vidal : « Les 100 portes du Proche-Orient »
(édition de l’Atelier).
[7]-
Ce plan de partage prévoit en 1947 d’accorder 55% de la
Palestine aux Juifs qui représentent le tiers de la
population. En 1949 Israël occupe 78% de la Palestine.