2 Une base scientifique pour l’évolution
L’idée
d’évolution n’est pas une découverte de Darwin.
Cette
idée avait déjà fait son apparition chez les penseurs
matérialistes au début de la démocratie grecque antique alors
que la liberté de pensée commençait à fourbir ses armes pour
s’émanciper des préjugés religieux. Sans les moyens d’une
véritable connaissance scientifique, elle n’était restée
qu’une intuition qui n’a véritablement trouvé sa base
scientifique que dans le développement technique et
scientifique du XIXème siècle qui en moins d’un
demi siècle, bouleversa de fond en comble la société anglaise.
Elle
avait été préparée au siècle des Lumières par les grands
voyages, quand la conquête s’alliait à la découverte, qui
imposèrent une nouvelle vision du monde, de la diversité du
vivant, et par la révolution française qui libéra les énergies
et les esprits et permit aux idées des Lumières de pénétrer la
société et de transformer les modes de pensée.
Au
XVIIIème siècle, le suédois Linné avait élaboré une
classification pour mettre de l’ordre dans cette diversité
foisonnante du vivant. Mais cette classification restait
prisonnière de l’idée selon laquelle toutes les espèces
avaient été créées en même temps suivant un plan d'ensemble,
ce qui semblait de plus en plus simpliste et bien incapable de
rendre compte de la profusion des découvertes et de tous les
bricolages de la nature.
Le
savant français Buffon, mais aussi des philosophes comme
Maupertuis ou Diderot, ou des hommes de progrès comme Erasmus
Darwin, le grand-père de Charles, formulèrent des conceptions
évolutionnistes qui remettaient en question l’idée d’espèces
fixes et immuables et la croyance biblique d’une terre vieille
de quelques milliers d’années seulement. Ces conceptions se
formulèrent plus largement après que la Révolution française
eut libéré la pensée et la société des carcans intellectuels
et moraux qui l’entravaient.
En
1809, Lamarck formula une théorie transformiste de l’évolution
du vivant. Sa conception d’une transformation graduelle des
espèces, depuis les êtres vivants les plus simples jusqu’aux
plus complexes, supposait que la nature était en quelque sorte
animée d'une volonté. Chaque organisme semblait doué d’une
volonté propre dans sa transformation : l’habitude d’un
nouveau comportement finissait par imprimer un changement dans
sa constitution même, transmissible à sa descendance. Le monde
vivant dans son ensemble obéissait ainsi à un progrès continu
linéaire se répétant sans cesse, des êtres vivants
microscopiques jusqu’aux plus élaborés dont l’homme.
C’est
la première fois qu’était formulée une théorie qui tentait de
rendre compte de l’évolution et d’en expliquer les mécanismes.
L’idée d’évolution était dans l’air depuis longtemps, mais
sans véritable explication scientifique de ses mécanismes.
50
ans plus tard, les transformations économiques et sociales que
produisit la révolution industrielle dans le pays le plus
moderne et le plus avancé de l'époque, l'Angleterre, avaient
créé un terrain plus favorable à une nouvelle formulation des
idées sur l'évolution.
L’industrie
minière en pleine expansion révélait à l’observation les
entrailles de la terre, ses couches géologiques, témoin d’une
histoire de la terre bien plus longue que celle de la version
biblique, ainsi que ses fossiles d’espèces disparues, qui
battaient en brèche les théories fixistes en faveur de
l’évolution. Les sciences en furent bouleversées, donnant
naissance à la géologie et la paléontologie modernes. La
théorie de la sélection naturelle émergera du colossal travail
de Darwin de synthèse de toutes ces connaissances nouvelles,
de leur mise en relation, dans un dialogue permanent et une
abondante correspondance avec de nombreux scientifiques de son
époque.
Trouver dans les faits eux-mêmes…
Rien
ne semblait vraiment destiner Darwin, croyant modéré qui pensa
un temps devenir pasteur, à formuler une théorie de
l’évolution rejetant définitivement Dieu du monde. Comment en
arrive-t-il à une théorie matérialiste en opposition radicale
aux conceptions religieuses et idéalistes dominantes de son
époque ?
De
son voyage autour du monde sur le Beagle, de 1831 à 1836, en
tant que naturaliste, il ramena la matière, une immense
accumulation d’observations et de faits, qui lui servit de
base pour l’élaboration de sa théorie.
Mais
surtout, c’est une faim insatiable de voir, d’observer, de
comprendre, une opiniâtreté scrupuleuse, et une absence de
dogmatisme, qui lui permit de voir ce que d’autres ne voyaient
pas, sans craindre les conséquences où le mèneraient ses
observations, opposant toujours aux préjugés la vérité des
faits.
Darwin
revint de son voyage sur le Beagle, convaincu de l’évolution.
En
Amérique du Sud, il put comparer des mammifères fossiles avec
leurs descendants vivants, et acquit la conviction que les
fossiles étaient certainement des ancêtres très lointains des
formes contemporaines.
D’autres
observations allaient dans le même sens d’une transformation
des espèces. Parmi elles, celles des pinsons de l'archipel des
Galápagos, au large des côtes sud-américaines. En observant
les treize espèces occupant chacune une île de l’archipel et
différant seulement par la forme du bec, il eut l’idée qu’une
même espèce en était à l’origine. Cette espèce avait évolué
différemment en s’adaptant à des lieux de vie différents,
aboutissant à des formes particulières de bec en fonction de
la nourriture disponible.
Cette
observation ébranla l'idée qu'il se faisait des espèces, qui
n'avaient certainement pas été créées telles qu'on les
connaissait, mais descendaient de toute évidence d'espèces
plus anciennes. Les espèces étaient donc moins fixes qu'on ne
croyait.
Ce
phénomène de variation graduelle des espèces, observable dans
tout le monde vivant l’amena à penser que toutes les espèces
dérivent les unes des autres et que deux espèces aussi
éloignées soient-elles ont dans leur ascendance, plus ou moins
ancienne, un ancêtre commun.
A
l’inverse de Lamarck, Darwin ne voyait pas cette évolution
linéaire, continue dans le temps depuis les espèces les plus
simples jusqu'aux plus complexes. La nature qu’il avait
observée, infiniment créative, foisonnante d'espèces et de
variétés d'animaux et de végétaux, avec ses possibilités
illimitées de modes de vie et d'adaptation, évoluait en
quelque sorte en bouquet, dans le temps et dans l'espace, dans
une multitude de ramifications nouvelles qui se répartissent
sur des territoires différents s'adaptant aux conditions des
différents environnements rencontrés.
La sélection naturelle…
Lorsque
Darwin rentra de son voyage convaincu de l'évolution, il ne
s'expliquait pas encore comment les espèces se transformaient,
quels en étaient les mécanismes.
Il raconte dans son autobiographie que c'est
la lecture d'un livre de l'économiste anglais Malthus sur la
population qui lui donna l'idée de la façon dont s'exerçait la
sélection dans la nature. Malthus justifiait l'injustice de la
société de classe bourgeoise, en tentant de montrer que la
population croissait plus vite que les ressources nécessaires
pour la nourrir et que donc, inévitablement s'opérait une
sélection à travers une lutte pour la vie, « the struggle for
life » qui éliminait les plus faibles... « L’idée me vint
tout à coup, écrit Darwin, qu’au sein des espèces, les
variations favorables auraient tendances à être préservées,
et les défavorables à être détruites. Il en résulterait la
formation de nouvelles espèces. J'avais donc enfin trouvé
une théorie sur laquelle travailler… » [1]
Darwin
n'adhérait pas aux théories réactionnaires de Malthus, pas
plus qu’aux théories de ceux qui, à peine publiée l’origine
des espèces, s’emparèrent de la sélection naturelle pour
justifier des théories eugénistes ou raciste, abusivement
appelée « darwinisme social », Il trouva dans les idées de
Malthus, non une philosophie, mais une idée qu’il transposa à
l'histoire de la vie.
Lors
de la reproduction, beaucoup d'individus naissent mais tous
n’arrivent pas à l'âge adulte et ne se reproduisent pas. Il
existe donc une forme de compétition, de lutte pour
l’existence, qui fait que les plus adaptés ont plus de chances
de survivre et de prospérer que les moins adaptés.
Comment
s’opère cette sélection, cette « survie des plus aptes » ?
Ce terme a donné lieu à beaucoup d’incompréhension, d’idées
fausses parfois intéressées, qui ont servi de base au
réactionnaire « darwinisme social ». La lutte pour la vie n’a
jamais été pour Darwin le combat entre individus d’une même
espèce où le plus fort l’emporte sur le plus faible. Les
mécanismes de la sélection naturelle sont beaucoup plus
complexes. « The struggle for life » était plus dans la
théorie de Darwin un phénomène passif opérant au niveau de
populations plutôt que d’individus.
Au
sein d’une même espèce, les individus sont tous différents.
Certaines variations apportent à des individus des caractères
qui peuvent s’avérer plus ou moins favorables dans leur
milieu. Les individus possédant des caractères avantageux
auront plus de descendants que les autres, et les caractères
avantageux « gagneront » sur les caractères plutôt
désavantageux qui finiront par être éliminés, laissant la
place à une nouvelle espèce. « Les variétés sont des
espèces naissantes », dira-t-il dans L’Origine des
espèces. Ainsi, en Angleterre, une population de papillons,
les phalènes, connut à cette époque une évolution rapide qui
illustre bien la sélection naturelle. Cette même espèce
comprenait deux variétés d’individus : une majorité
d’individus blancs pour une minorité de noirs, les blancs
échappant plus facilement aux prédateurs en se dissimulant sur
les troncs de bouleaux blancs. Ce rapport s’inversa en
quelques dizaines d’années, la proportion des individus blancs
chuta au profit des individus noirs, dont la couleur devint un
avantage dans les régions où les fumées de l’industrie avaient
noirci l’écorce des bouleaux.
La
sélection naturelle prenait le contrepied de ceux qui voyaient
dans la nature des transformations brusques, des catastrophes
inexplicables. Darwin expliquait le passage d’une espèce à une
autre par un processus très lent et graduel, l'accumulation à
travers le temps d'une multitude de transformations très
légères. Ce gradualisme de Darwin impliquant de très longues
périodes de temps, s’opposait ainsi à juste titre à tous ceux
qui étaient obligés d’invoquer des changements brutaux
« bibliques » car ils s’accrochaient au préjugé d’une histoire
très courte de la Terre. En réalité, les progrès des
découvertes scientifiques l’ont montré par la suite, ce
gradualisme n’est pas toujours la règle suivie par l’évolution
dont les rythmes peuvent changer, alternant de longues phases
d’évolution lente, d’accumulation, et des périodes
d’accélération, de rupture.
Sans
les bases qu’apportera plus tard la génétique dans la
compréhension de l’apparition de caractères nouveaux et de
leur transmission, Darwin osait faire reposer toute l’histoire
du vivant sur la variabilité, propriété du vivant, et le
hasard de ses variations. C’était bien là le scandale. Le
point le plus controversé de sa théorie, qui suscita les plus
violentes oppositions tant chez les partisans de l’Eglise
réactionnaire que dans une grande partie des milieux
scientifiques. La nature n’était donc pas soumise à un progrès
la conduisant vers une plus grande perfection. L’idée que
l’évolution de la nature, conduisant jusqu’à l’homme, reposait
en partie sur le hasard, c’est-à-dire ne correspondait pas à
la réalisation d’un but préexistant mais suivait ses propres
lois qu’elle inventait par son propre mouvement sans but
préétabli, bousculait les préjugés, choquait.
Conscient
des conséquences de sa théorie qui écartait du monde vivant
toute intervention divine, Darwin retarda le moment de sa
publication, pour accumuler une somme encyclopédique de
preuves, pour convaincre. … « J’étais si anxieux d'éviter
les critiques que je décidai de n'en pas écrire la moindre
esquisse pour quelques temps. »[2]
L’Origine des espèces paraît vingt ans après qu’il ait élaboré
les grandes lignes de la sélection naturelle, sous la pression
de ses partisans, alors qu’un jeune naturaliste, Wallace,
venait d’arriver aux mêmes conclusions que lui.
La
théorie de Darwin fit scandale, objet de dérision d’imbéciles
ironisant sans comprendre sur l’ascendance simiesque de
l’Homme. La violence des réactions témoigne de la révolution
que constitue cette théorie qui bouleversait et continue de
bouleverser la pensée et prenait à contrepied les conceptions
sociales, religieuses, philosophiques et scientifiques qui
dominaient la société de l’époque et encore aujourd’hui.
L’Origine des espèces essuya l’opposition et la critique des
milieux réactionnaires liés à l’Eglise et aux classes
aristocratiques dirigeantes, autant qu’elle suscita
l’enthousiasme des partisans du progrès dans l’Angleterre
d’alors transformée par les progrès techniques et les luttes
du mouvement ouvrier.
Le
point faible de la théorie de Darwin résidait dans le manque
de connaissances permettant d’expliquer les mécanismes mêmes
de l’apparition des caractères nouveaux et de leur
transmission de génération en génération. Des réponses seront
formulées plus tard, grâce aux découvertes de Mendel sur la
transmission des caractères et plus tard, grâce aux
développements de la génétique qui explique l’apparition des
caractères nouveaux par mutations, de la génétique des
populations, de la paléontologie, de l’étude du développement
embryonnaire… dont la synthèse avec la théorie de Darwin
constitue encore le cadre de toute recherche des scientifiques
pour une compréhension plus globale de l’histoire de la
nature.
Les
progrès de la science nous ont amenés à une nouvelle
compréhension des relations du vivant avec son environnement
et de sa place même dans l’histoire de l’univers. Du processus
qui a conduit du Big bang et des transformations de la matière
à la vie, des premières cellules, fondements et unité des
organismes vivants, des plus simples aux plus complexes
jusqu’à l’Homme, avec qui la matière commence à devenir
consciente d’elle-même, les progrès de la science et des
connaissances nous permettent de mieux nous comprendre comme
une étape de ce long processus de transformations de la
matière et du vivant.
L’apport
déterminant de Darwin est d’avoir formulé, en intégrant
l’ensemble des connaissances de son époque, l’idée que tout
est le produit d’une évolution, d’une histoire et de
phénomènes dont l’explication ne se trouve nulle part ailleurs
que dans les propriétés mêmes de la matière et du vivant.
L’explication matérialiste de l’évolution formulée par Darwin
est à la base même de la compréhension de notre propre
histoire, instrument de notre propre liberté, de notre
émancipation.
[1] Darwin
« Autobiographie » Ed Seuil
[2] Darwin
« L’origine des espèces » Flammarion poche