6 Darwin, l’écologie ou l’évolution des idées sur… l’évolution

En 1866, 7 ans après la publication de l’Origine des espèces, Ernst Haeckel, un biologiste allemand, ardent défenseur de l’évolution des espèces, athée et convaincu des progrès que la science pouvait apporter, baptise ce qui n’est encore qu’une science naissante : l’écologie.
 
Il en donne une première définition : « Par écologie nous entendons la totalité de la science des relations de l’organisme avec son environnement comprenant au sens large toutes les conditions d’existence » [1].
 
L’écologie naissante se donne comme objet d’étude scientifique l’ensemble des relations que les êtres vivants établissent entre eux et avec leur environnement, en y incluant les activités humaines. L’entreprise est gigantesque et dépasse alors largement les possibilités techniques, scientifiques de l’époque. Mais Haeckel affirme ainsi la nécessité d’une science faisant la synthèse de toutes les connaissances sur la nature, reposant sur une conception philosophique matérialiste du monde naturel. Il s’inscrit pour cela complètement dans la continuité du bouleversement que la théorie de l’évolution des espèces de Charles Darwin a provoqué dans la conception du monde vivant.
 
L’écologie comme la théorie de Darwin répondent ainsi, au même moment, à la même préoccupation, celle d’étudier, de décrire le monde naturel non comme une juxtaposition d’êtres vivants mais comme un ensemble cohérent produit d’une histoire. Dès le début du XIXème siècle, Alexandre Von Humboldt, un naturaliste allemand, qui a entrepris un voyage d’exploration scientifique en Amérique du Sud, écrit à un ami « il me faut explorer l’unité de la nature »[2]. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, appréhender la nature comme un tout incluant la Terre et l’ensemble des êtres vivants y compris les sociétés humaines pour en étudier scientifiquement les interactions, l’évolution, la dynamique.
 
Cette révolution dans la conception de la nature ouverte par la théorie de l’évolution et par le développement de l’écologie s’inscrit plus généralement dans les bouleversements intellectuels provoqués par le développement du capitalisme, à la fois du fait de toutes les nouvelles connaissances scientifiques et techniques qu’il permet, mais aussi du fait des interrogations qu’il fait naître sur l’impact des activités humaines sur l’environnement, et sur la nécessité de retrouver l’unité perdue entre l’homme et la nature.
  
L’écologie, la science des interactions entre les êtres vivants et leur environnement
 
Dès son origine, l’écologie s’est développée comme une science de synthèse visant, en pleine révolution industrielle, à intégrer toutes les découvertes récentes des sciences naturelles en y incluant les activités humaines.
 
Au cours du XVIIIème et au début du XIXème siècle, les grandes puissances maritimes multiplient les expéditions à travers le monde pour développer le commerce maritime avec d'autres pays, découvrir de nouvelles ressources naturelles et en faire l'inventaire. Au-delà du gigantesque travail de répertorier les nouvelles espèces découvertes naît la volonté de comprendre comment les plantes et les animaux se répartissent à la surface de la Terre. Alexandre von Humboldt, véritable précurseur de l’exploration scientifique, entreprend le premier d’étudier les relations entre l’environnement et les organismes au cours d’un long voyage en Amérique du Sud. Il met en évidence les relations existantes entre les espèces végétales observées et les climats, décrivant ainsi la répartition de la végétation selon l’altitude ou la latitude. Humboldt invente ainsi la biogéographie, l’étude de la distribution géographique des plantes, ouvrant la voie aux mêmes études sur les animaux.
 
C’est aussi, en partie, à partir de l’étude des particularités de cette distribution des plantes et des animaux que Charles Darwin a découvert les lois de l’évolution. Dans l’Origine des espèces, il décrit les mécanismes de l’évolution de la vie pour finalement expliquer comment la multitude et la diversité des espèces s’est mise en place progressivement au cours du temps, sous la pression de l’environnement. C’est cette histoire qui explique la répartition géographique des espèces. L’évolution naît de l’action de l’environnement sur les populations d’individus présentant tous de légères variations, favorisant tels individus et ses caractéristiques par rapport à tels environnements.
 
Si Humboldt a ouvert l’étude de la répartition des êtres vivants à l’échelle de la planète, Darwin a donné l’explication de cette répartition par l’histoire, l’évolution des espèces.
 
C’est sur la base de cette étude géographique et historique des êtres vivants que peut apparaître l’idée que la nature est un réseau complexe d’interactions entre les organismes vivants et leur environnement, et naître la science qui se donne pour objet l’étude de ses interactions.
 
Mais avant de pouvoir réaliser une synthèse de ces interactions à l’échelle de l’ensemble de la planète et du monde vivant, il a fallu près d’un siècle d’accumulation de faits, d’observations, à travers l’étude d’exemples concrets. Ainsi les premières études écologiques qui concernent souvent des exemples très limités, le plus souvent pour répondre à des besoins liés au développement de l’agriculture, vont permettre de dégager les principaux concepts de l’écologie moderne.
 
En 1877, Karl Moebius, pour développer l’ostréiculture, réalise une des premières études « écologiques » concrète d’un milieu, montrant qu’un banc d’huîtres est une « communauté d’êtres vivants », d’espèces qui « trouvent à cet endroit précis toutes les conditions de leur naissance et de leur conservation, et (…) favorables à leur évolution ».
 
Des études concrètes se multiplient qui ne s’intéressent pas à une espèce isolée mais à une communauté d’espèces en relation avec son milieu. Certains scientifiques étudient les lacs, d’autres les océans, ou les grandes prairies de l’Ouest américain ou de la Sibérie. Tous montrent à quel point ces communautés d’êtres vivants sont adaptées à leur milieu et évoluent avec lui.
 
Aux Etats Unis alors que la surface de terres agricoles passe de 5,5 millions d’acres en 1880 à 18,4 millions en 1900, Henry Cowles est chargé d’étudier les peuplements des grandes prairies pour mettre en place une agriculture adaptée à ce milieu. Il montre que les communautés végétales d’une région évoluent progressivement par l’arrivée successive de nouvelles plantes, se développant dans le temps jusqu’à atteindre un état d’équilibre dynamique.
 
Dans les années 1920-30, d’autres études s’intéressent aux relations alimentaires. Charles Elton étudie les chaînes alimentaires qui s’établissent dans les communautés vivantes : des végétaux sont mangés par des animaux herbivores eux mêmes mangés par des animaux carnivores. Végétaux, herbivores et carnivores doivent rester dans les bonnes proportions pour que l’ensemble trouve un équilibre stable : il y a beaucoup de végétaux pour nourrir quelques herbivores mangés par encore moins de carnivores !
 
Pour comprendre ces équilibres dynamiques, certains scientifiques essaient de les quantifier en termes d’énergie. En 1926, toujours dans le cadre de l’explosion de l’agriculture intensive aux Etats-Unis, Transeau est le premier à calculer le rendement d’un champ de maïs, il mesure l’énergie solaire reçue par le champ et la compare à l’énergie contenue dans le maïs au bout d’un an de développement.
 
Tous ces travaux reposent sur l’étude d’un milieu de vie particulier, l’écosystème. Chacun de ces écosystèmes comporte une communauté d’êtres vivants et son environnement physique. Dans ces écosystèmes, les plantes captent et convertissent l’énergie du Soleil en matière vivante, puis cette énergie se transmet tout au long de la chaîne alimentaire par l’intermédiaire des herbivores et des carnivores avant de retourner dans l’environnement sous l’action des décomposeurs. C’est le rayonnement solaire qui est le moteur de la dynamique des écosystèmes, théâtre d’un cycle de transfert d’énergie et de matière.
 
De la théorie de l’évolution de Darwin à une conception globale de l’évolution de la biosphère
 
Toutes ces études écologiques particulières ont contribué à enrichir la théorie de l’évolution, en permettant une meilleure compréhension de la logique interne des relations qui s’établissent entre les êtres vivants et leurs environnements. Darwin lui-même a apporté sa contribution au progrès de cette compréhension des rapports qui unissent les êtres vivants et leur milieu. En 1881, il publie son dernier livre La formation des terres végétales par l’action des vers de terre. C’est l’aboutissement d’un travail patient et méticuleux entrepris depuis 1837, à partir d’observations de terrain, d’expérimentations, d’une enquête internationale menée grâce à son réseau de correspondants. Darwin aboutit à une conclusion originale à l’époque, il démontre en effet que l’action des vers de terre qui semblait alors à bien des scientifiques dérisoires, est en réalité fondamentale dans la décomposition des débris végétaux et donc dans la formation de l’humus des sols qui leur donne leur fertilité. Les êtres vivants ne font pas que s’adapter à leur milieu, avec de petites actions inlassablement répétées ils sont aussi capables de le transformer profondément à l’échelle géologique.
 
Autant études écologiques qui ont permis de mieux comprendre la complexité des interrelations entre pression de l’environnement et adaptation des espèces qui sont à la base des mécanismes de l’évolution décrits par Darwin.
 
Les progrès de la science ont apporté des éléments de réponse à certains des problèmes que la théorie de Darwin avait laissé en suspend. Le principal concerne la question de l’hérédité, c’est-à-dire à la fois l’origine de la variabilité des individus au sein d’une même espèce, et la transmission des caractères héréditaires d’une génération à l’autre.
 
Les développements de la génétique depuis la fin du XIXème avec la découverte des lois de l’hérédité, l’existence des mutations, puis l’étude de leur support matériel avec la découverte des chromosomes, de l’ADN jusqu’au décryptage actuel des génomes de plantes, d’animaux et même de l’homme ont permis de comprendre ces mécanismes de l’hérédité inconnus à l’époque de Darwin. Les scientifiques ont ainsi pu étudier comment une mutation peut faire apparaître un caractère nouveau, comment une telle innovation, si elle présente un avantage, peut se transmettre de génération en génération et se répandre à l’échelle d’une population d’êtres vivants. Cette génétique des populations a été à la base  d’une évolution de la théorie de l’évolution de Darwin vers une version modernisée : la théorie synthétique de l’évolution qui permet aujourd’hui d’expliquer l’adaptation des espèces à des environnements eux-mêmes en perpétuelle transformation.
 
Les progrès de la biologie moléculaire et de l’étude du contrôle du développement embryonnaire ont permis aussi d’envisager cette évolution à une échelle plus vaste, celle de l’apparition de la vie, celle aussi de l’émergence des grands plans d’organisations des êtres vivants. Même si tous les problèmes sont loin d’être résolus, la théorie de l’évolution est aujourd’hui le cadre théorique dans lequel s’inscrit l’étude de l’évolution des êtres vivants à l’échelle de la planète et en essayant de remonter jusqu’à son origine, l’émergence de la vie à partir de la matière minérale.
 
Ecologie et théorie de l’évolution se rejoignent dans cette volonté d’avoir une compréhension globale de la biodiversité actuelle à l’échelle de l’histoire de la Terre.
 
L’idée n’est pas nouvelle, elle est présente depuis le début du XIXème siècle avec les travaux de Humboldt, de Haeckel et elle a été théorisée dans les années 20 en URSS par un biologiste russe Vernadsky. En 1926, Vernadsky propose de faire la synthèse de toutes les études écologiques particulières pour définir une conception globale et dynamique de la Terre. Ce n’est pas tel ou tel écosystème particulier qu’il faut considérer mais l’ensemble de la surface de la Terre où existent des êtres vivants qu’il appelle la Biosphère. Pour lui, c’est la : « région unique de l’écorce terrestre occupée par la vie (qui) n’est pas elle-même un phénomène extérieur ou accidentel à la surface terrestre. Elle est liée d’un lien étroit à la structure de l’écorce terrestre, fait partie de son mécanisme… » [3]. Vernadsky défend la nécessité d’une approche globale pour comprendre la biosphère, sa machinerie climatique, les grands cycles chimiques qui la traversent, la diversité de la vie qu’elle porte.
 
Cette étude globale de la biosphère n’a été rendue possible que depuis très peu de temps du fait des progrès des moyens techniques mis à la disposition des scientifiques, avec les réseaux de satellites, le développement des ordinateurs. Elle a permis de repenser l’évolution du vivant à une échelle globale.
 
Jusque là les scientifiques, sur la base de la théorie de l’évolution, avaient surtout étudié comment les êtres vivants s’adaptent aux conditions de leurs milieux. Mais à l’échelle de la biosphère, il s’agit aussi maintenant d’étudier comment la vie a façonné la Terre pour en faire une planète unique dans un jeu complexe d’interactions entre les êtres vivants et leur environnement.
 
Ces études ont permis de comprendre que c’est dans le cadre de conditions particulières, très différents de celles que nous connaissons actuellement, que la vie est apparue sur Terre il y a 4,6 milliards d’années. Comprendre que c’est le développement même de la vie qui a complètement bouleversé la surface de la Terre créant des conditions nouvelles pour une explosion évolutive des espèces vivantes animales comme végétales. C’est ainsi « l’invention » par des algues microscopiques de la photosynthèse, c’est-à-dire la synthèse de matière organique à partir du gaz carbonique grâce à l’énergie du Soleil, qui est à l’origine de l’oxygène atmosphérique que nous respirons.
 
Les êtres vivants ne se sont pas contentés de s’adapter aux conditions qu’ils ont trouvé, ils sont en partie eux mêmes la cause des modifications constantes de ces conditions. La biosphère repose sur un ensemble de relations extrêmement complexes, de cycles biochimiques, d’équilibres dynamiques qui se sont construits à travers une longue évolution de la vie en interaction avec celle de la Terre. Au cours de cette histoire, ces équilibres ont été plusieurs fois modifiés, entraînant de grands bouleversements de la faune et de la flore, jusqu’à l’émergence de nouveaux équilibres plus ou moins stables.
 
L’écologie essaie de comprendre l’ensemble du fonctionnement de la planète Terre, l’ensemble des équilibres dynamiques qui en font une planète vivante. Et ces équilibres dynamiques ne peuvent se comprendre qu’à travers l’histoire de leur mise en place, c’est-à-dire l’évolution de la vie qui est en réalité l’histoire de l’évolution de la Terre dans son ensemble. L’étroite imbrication de l’évolution de la vie, des grands cycles de matière, des transformations géologiques comme de celles du climat qui contribuent tous à la régulation de l’environnement terrestre conduit certains scientifiques à parler, avec une certaine poésie, de la Terre comme d’un « être vivant » à part entière qu’ils appellent Gaia.
 
Des interrogations actuelles… sur l’impact des sociétés humaines sur l’avenir de la biosphère
 
C’est dans ce nouveau cadre, celui de la Terre et de son histoire, que les scientifiques étudient l’évolution et la dynamique actuelle de cette biosphère. Mais malgré les progrès de ces dernières décennies, cette étude globale reste encore un vaste chantier du fait même de la complexité de l’ensemble des interactions en jeu.
 
Il reste extrêmement complexe de décrire dans le détail les interactions qui agissent au sein de cette biosphère entre l’environnement et les êtres vivants. Les scientifiques veulent comprendre aujourd’hui  à l’échelle de la planète et des temps géologiques comment les changements de l’environnement ont une influence sur l’évolution des êtres vivants, mais aussi en quoi l’évolution même de la vie qui suit sa logique propre agit et transforme les caractéristiques de l’environnement. Ils cherchent ainsi à comprendre comment la Terre est devenue un système intégré reposant sur des équilibres dynamiques plus ou moins stables.
 
Ces interrogations sont d’autant plus importantes que l’écologie, « la plus humaine des sciences de la nature »[4], se doit d’intégrer dans cette étude de la biosphère l’homme, produit de l’évolution du monde naturel et donc intégrer l’activité des sociétés humaines dont l’impact n’a fait que grandir au cours de l’histoire. L’homme est aujourd’hui devenu un « facteur géologique » déterminant à cause de l’ampleur et de la rapidité de son intervention dans les grands cycles de la nature.
 
L’un des premiers bouleversements importants induit par les civilisations humaines, c’est la révolution néolithique qui a transformé les hommes, jusque-là chasseurs cueilleurs en éleveurs et agriculteurs. L’agriculture a entraîné l’apparition de nouvelles espèces de plantes modifiées par rapport aux espèces sauvages. Les cycles de matière et d’énergie dans un champ n’ont plus rien à voir avec ceux d’une prairie ou d’une forêt. L’homme perturbe des cycles qu’il doit refermer par la mise en jachère ou l’utilisation d’engrais. Au cours des siècles les hommes ont rasé des forêts, retourné le sol, asséché des marais, mais la révolution introduite par la grande industrie a transformé l’ampleur de ses transformations. L’expansion du système capitaliste en l’espace d’un siècle a rendu ce problème plus aigu que toute l’histoire de l’humanité ne l’avait fait auparavant. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’industrialisation qui en est la cause, que la course au profit qui fait que toute l’activité économique humaine est soumise à la concurrence, à la course à la productivité, à la rentabilité à court terme.
Cette prise en compte très récente dans les études scientifiques globales de la biosphère de l’impact de l’activité humaine, renvoie aux interrogations des fondateurs de l’écologie, à la préoccupation de Humboldt, Haeckel ou Vernadsky de travailler à une compréhension scientifique, matérialiste, de la nature prise comme un tout incluant les sociétés humaines et leurs activités. La question demeure pour les hommes de savoir comment maîtriser leur propre histoire au sein d’un environnement naturel dont ils sont partie intégrante et dont ils sont devenus un facteur déterminant de déséquilibre catastrophique.
 
Cette maîtrise, c'est-à-dire la mise des connaissances de l’écologie au service  du développement harmonieux de l’humanité avec la nature, suppose une révolution sociale et politique pour en finir avec l’anarchie de l’économie de marché et la concurrence afin de pouvoir planifier rationnellement la production et les échanges pour satisfaire aux besoins de l’humanité et de la planète, le socialisme.
 
Notes chapitre 6
[1] - JP Deléage, Une histoire de l’écologie, Point science, Seuil, 1994
[2] - idem
[3]- Wladimir Vernadsky, la Biosphère (1926), Point science, Seuil, 2002

[4] - JP Deléage, Une histoire de l’écologie